Par 7 fois le phénomène s’était manifesté durant les dernières semaines. A des heures différentes de la nuit, on avait aperçu quelqu’un semblant avoir pris feu, marcher calmement dans la campagne. Les premiers témoins avaient voulu venir au secours de cette étrange torche humaine, mais en se rapprochant, l’individu avait disparu, comme soufflé par un quelconque vent infernal, laissant simplement au sol une trace de brûlé. Pour certains observateurs, la personne sous les flammes était un homme, d’autres avaient cru voir une femme. Sur l’unique vidéo qui circulait sur internet, il était difficile de trancher. On y voyait simplement au loin un corps humain, se déplacer avec aisance dans un champ, sans se soucier du feu qui dévorait sa chair. Une vision digne d’un poème de De Nerval. Le promeneur était gracieux. Ses pas étaient précis et sa démarche, nonchalante. Sur la vidéo, les secondes défilaient. La poésie des images tombait en lambeau, remplacée par l’effroi. Impossible de dire ce qu’on était en train d’observer. Les secondes défilaient. Et la crainte grandissait, s’immisçant jusque sous les ongles. Comme pour se rassurer, la majorité des gens criaient au faux. Ce n’était pas leur cas. Les quatre amis voulaient des réponses, et la nuit leur en donnerait.
C’était samedi. Ils avaient quitté la ville de Tours depuis plus d’une heure maintenant et roulaient à vive allure sur les routes isolées dans une nuit de pleine lune. Le voile ambré recouvrant le ciel des ruelles tourangelles avait laissé place à un velours bleu profond. Ici, chaque véhicules venant à leur rencontre paraissaient suspect, et ceux suivant de trop près devenaient des adversaires. Mais depuis une demie heure, ils n’avaient vu personne. La campagne était déserte. A l’intérieur de la voiture, l’autoradio crachait les rythmiques hypnotiques des Brian Jonestown Massacre, soulignant la fébrilité des quatre adolescents. Une certaine excitation était palpable dans l’air exigu de l’habitacle. Cécile, elle, scrutait négligemment les champs alentours à travers la fenêtre. Les quelques habitations croisées ça et là ne donnaient aucuns signes de vie. En regardant par le pare brise arrière, on y voyait uniquement les ténèbres. Un noir d’encre imbibait la campagne. Les phares de la vieille ZX éclairaient difficilement la nature que l’obscurité avait rendue hostile. Ils étaient entré sans le savoir dans un royaume où régnaient les ombres.
« Vous pensez vraiment qu’on va le voir ce soir ? demanda Cécile.
-J’en sais rien, on verra, dit Karim depuis le siège conducteur.
-Bah alors Cécile, t’as peur ? Tu veux qu’on rentre ?
Serré à l’arrière, Sébastien ricanait. Il avait toujours eu besoin de se faire remarquer. Assis à côté de lui, Sarah, sa sœur, le toisa du coin de l’œil.
-C’est toi qui dit ça ? demanda Sarah, avec dédain. T’es même pas venu hier soir !
-J’avais un truc de prévu, répondit Sébastien.
-Regarder un film avec papa ? C’était ça ton truc… Excuse moi grand frère, je ne mettrai plus en doute ton courage.
-Lâche moi ! Je suis là ce soir, c’est le principal. De toute façon j’ai rien loupé hier apparemment. »
La veille, ils étaient déjà venu à trois pour tenter de percer le mystère. Mais aucune trace du promeneur en flammes. La nuit était restée d’un noir opaque, gardant pour elle ses secrets.
« A part Karim qui fait de la merde, non t’as rien loupé, dit Cécile avec un sourire en coin.
-Hé ho je me suis excusé, c’est bon !
-Qu’est-ce que t’as encore fait ? demanda Sébastien, amusé.
-Hier soir, on a pris une route qui passait dans une forêt… expliqua Karim, un peu honteux. Et parce que je pensais que ça serait marrant je… j’ai…
-Il a éteint les phares tout en continuant de rouler, le coupa Cécile. On était plongé dans le noir à quoi, 70km/h ?
-Mais attends, t’as éteint les phares longtemps ?
-Non, pas longtemps, j’ai fait ça genre 30 secondes…
-30 secondes ? s’exclama Sébastien. Mais c’est déjà hyper long ! Et pourquoi t’as fait ça ? On y voit déjà que dalle avec ta caisse pourrie.
-Il te l’a dit, il pensait que ça serait marrant… se moqua sa sœur.
-Et c’est pas le pire, dit Cécile. Quand il a rallumé les phares, devine ce qu’on a vu sur le côté. Deux cerfs ! Deux putain d’énormes cerfs ! A même pas 10 mètres de nous.
-Et vous le laissez encore conduire ? Moi aussi j’ai le permis je vous signale. Ça y est je regrette d’être venu. T’es un vrai malade…
-T’as peut-être le permis mais ton père veut pas te prêter sa voiture. Donc pour l’instant c’est moi qui conduit, dit Karim. Et respecte un peu ma ZX d’accord ? Elle en a vu d’autres.
-Oh c’est mignon, tu défends ta voiture. Et elle s’appelle comment d’ailleurs ? blagua Cécile.
-Tu crois vraiment que je suis le genre de mec qui donne un prénom à sa voiture ? Ça me déçoit Cécile, ça me déçoit beaucoup, dit le conducteur – puis en se rapprochant du volant, susurra doucement – Ne les écoute pas Titine, t’es la meilleure.
– « Titine » ? s’exclama Cécile. On dirait ma mère ! Tu aurais pu au moins trouver un truc un peu… »
Elle fut interrompue par un petit cri de panique. Tous se retournèrent vers Sébastien.
« C’est quoi ça ? » demanda-t-il, la gorge serrée, en montrant quelque chose devant eux.
Une apparition fantomatique. Dans un champ, une masse claire se découpait. Une gorge allongée. Une tête grotesque avec deux yeux jaunes qui suivaient la voiture du regard. Un crâne décharné surmonté de deux petites cornes. Le cou pendait au dessus de la barrière, mais le reste du corps demeurait dans le pré. Il fallut quelques secondes au petit groupe pour se rendre compte que le sujet de leur crainte n’était qu’un simple cheval couleur crème, debout dans l’obscurité. Personne n’ouvra la bouche en passant devant l’animal. Celui-ci ne parut pas dérangé par le véhicule. « On va faire une pause » dit Karim, le souffle court. Dans le rétroviseur, Cécile regarda la bête rougie par les feux arrières. A cette heure de la nuit, et sous cette lumière rouge sang, la noble monture se muait en effroyable destrier, aux traits abominables, attendant son démoniaque cavalier. « Peut être la torche humaine » se dit-elle.
La voiture s’arrêta plus loin, sur le bas côté. A gauche, un champ qui s’étendait jusqu’à l’horizon. A droite, un grand terrain bordé par une forêt. Devant et derrière, une route qui se perdait dans la nuit. Dans l’habitacle, le silence pesant fut brisé par des rires nerveux. « Putain de cheval » dit Sarah. Karim ouvrit la portière et laissa dépasser ses pieds hors du véhicule. Lui et les autres avaient 22 ans, excepté Sarah qui en avait 20. C’était une nuit d’été, il faisait doux. Un léger vent soufflait sur la campagne. Les sons de la nature s’avéraient être les premières notes d’une symphonie lancinante. Les claquements du moteur refroidi se mélangeaient harmonieusement à la musique nocturne, une mélodie étrange dont le chant des grillons battait la mesure. Après cette montée soudaine d’adrénaline venait un moment d’accalmie.
« Il faut que je sorte » dit Sébastien.
Les autres firent de même, se mouvant en gestes saccadés, comme des insectes. Les quatre adolescents restèrent debout un long moment, posés contre la voiture, reprenant leurs esprits. Comme au sortir d’un mauvais rêve. Tout était calme au dehors. Haut dans le ciel, la lune servait de phare. Sous cet éclat pâle, Cécile fut surprise de discerner les visages de ses camarades. « On dirait des poupées de porcelaine » pensa-t-elle. Une vision irréelle dans ces terres désolées.
« Cécile, t’as pas une clope? demanda Sarah.
-Si, bien sûr. Karim t’en veux une aussi?
-Attends, depuis quand tu fumes? s’exclama Sébastien. Je vais le dire à papa !
-Grandis un peu! Je fume depuis 4 ans OK? Et puis de toute façon si tu l’ouvres, je dis à papa que c’est toi qui a défoncé la porte du garage avec ton scoot’». Sarah alluma sa cigarette en défiant son frère du regard.
« Et Cécilé, toi t’étais au courant et tu me dis rien.
-Bon, on vous laisse régler ça entre vous d’accord? » dit Karim, en s’éloignant avec Cécile.
Les deux amis empruntèrent un sentier allant jusqu’à l’orée de la forêt. Derrière, ils entendaient le frère et la soeur se disputer. En marchant, un sentiment ambigü monta en eux. C’était comme si le monde du jour n’avait jamais existé. Ils étaient sereins. Pour un temps.
« T’as du feu? demanda Cécile.
-Ouais attends. Karim sorti un briquet qu’il essaya d’allumer sans succès. Il est un peu vieux… Si le mec en feu était là il aurait pu l’allumer. Ah voilà c’est bon.
La flamme dissipa le masque de porcelaine des deux adolescents.
-Merci, dit-elle.
-Je suis sûr qu’on va le voir ce soir.
-Pourquoi?
-Je sais pas, une intuition, dit-il.
-Je me méfie de tes intuitions. La dernière fois tu disais que le concert de « Savages » allait être naze parce que c’était la fin de leur tournée. Résultat j’ai pas pris ma place et d’après Sarah, j’ai raté le concert de l’année…
-Oui mais rappelle toi pour ton bac, tu pensais même pas l’avoir au rattrapage et au final tu l’as eu du premier coup, avec une mention. Comme je te l’avais dit.
-Ouais c’est vrai, sourit-elle.
-On va pas encore avoir la conversation de ‘est ce que tu crois au paranormal?’ ou quoi mais si on voit quelque chose ce soir, et qu’on arrive pas à l’expliquer…
-Ouais?
-Tu réagirais comment?
-J’en sais rien. J’écrirai peut être un livre dessus. ‘Récit d’une chasseuse de torche humaine’, blagua Cécile. En tout cas, si on voit quelque chose ce soir , je serai contente de pas être toute seule.
Cécile espéra que son ami comprendrait le double sens.
-Et toi, tu réagiras comment? demanda-t-elle.
-J’espère juste que je réagirai, répondit Karim en rigolant. J’espère que je serai pas figé comme un con à pas savoir quoi faire. » Il laissa un silence. « Bon, je vais aller calmer le frangin et la frangine parce qu’ils vont pourrir l’ambiance sinon. »
Il écrasa sa cigarette et retourna à la voiture.
Cécile resta seule un instant, à scruter la forêt. La symphonie étrange de la nature lui sembla se calmer, se taire. Il ne resta plus que le vent. Son chant se fit plus grave, se transforma en murmure. Le bois sombre s’étendait devant l’adolescente. Les arbres se perdaient dans la nuit, comme pris dans l’onyx. Elle eut l’impression d’être observée. Peut-être quelqu’un, caché à l’abris des regards. Non, c’était autre chose. Une sensation irrationnelle. C’était comme si la forêt entière la regardait, la jugeait, dépouillant son âme de ses centaines d’yeux. Un étrange procès. Les chuchotements entre les branches montèrent, s’intensifièrent. Les feuilles parlaient entre elles dans une langue hermétique. Une goutte de sueur froide se forma en haut de son dos, fila entre ses omoplates. En descendant, un curieux frisson s’empara de Cécile. Elle écrasa sa cigarette, remit son masque de porcelaine et tourna les talons.
En arrivant à la voiture, elle constata que Sébastien avait pris sa place. Il avait une mine sombre. Cécile monta à l’arrière avec Sarah. A l’intérieur personne ne parlait. La dispute avait refroidie l’air. Dans le rétroviseur, Karim lui lança un regard gêné. En retour, elle haussa silencieusement les épaules. L’adolescente prit une grande respiration. « Bon on est reparti? » demanda-t-elle. Le conducteur mis le contact. Le ronronnement du moteur couvrit l’absence de paroles, et la voiture se lança dans la nuit insondable.
« A droite ou à gauche? » demanda Karim. La ZX était arrêtée à un carrefour. Aucun panneau pour indiquer la direction. « A gauche » dit Cécile. Les autres ne répondaient pas.
« Sarah? Droite ou gauche?
-Gauche aussi.
-Séb?
-Comme tu veux, dit-il, maussade.
-A gauche alors. »
La voiture tourna lentement. A l’intérieur, Karim avait remis de la musique. Lui et Cécile essayait tant bien que mal de faire la conversation. Elle avait bien parlé de concerts pendant quelques minutes avec sa voisine, mais c’était tout. Après un long silence, elle lança:
« Bon vous allez faire la gueule toute la soirée?
-Non… non t’as raison. Excuse moi Sarah… Je devrais pas te dire quoi faire… C’est ta vie… Même si la cigarette c’est de la merde, dit Sébastien.
-Voilà, on avance, s’exclama Cécile.
-Je crois que c’est la première fois que ça arrive. Que tu t’excuses… dit Sarah, surprise. »
Tout comme cette nuit, la route sinueuse semblait sans fin. C’était une droite qui découpait les champs en deux. Une griffure de modernité dans cette nature ancestrale. Tout était calme dehors, figé. Cécile avait l’impression que seule la voiture était en mouvement. Soudain une chouette passa devant le pare brise. L’émissaire à plumes rappela à la jeune femme qu’ils n’étaient que de simples invités ici. Puis vint le brouillard. Au départ, c’était comme si la route disparaissait petit à petit sous des volutes de fumée. Bientôt, il était difficile de discerner l’asphalte. La brume montait doucement. Elle atteignit les roues, puis les portières et enfin le toit. Les phares perçaient péniblement le voile gris qui s’étendait devant eux. Dans le vaisseau à la dérive, le petit groupe n’avait aucune idée de ce qui se passait. « C’est bizarre ce brouillard en été, non? » dit Sébastien, anxieux. Karim ralentit et coupa la musique. De chaque côté de la route, des branches d’arbres émergeaient des flots brumeux. Elles formaient un maillage de plus en plus denses, comme des herses, dont l’extrémité s’élançait vers le ciel indistinct.
« Regardez les branches, on dirait qu’elles sont cramées » remarqua Sarah.
La voiture continua de rouler doucement sur cette route inquiétante. Puis le brouillard se dissipa. Il retomba plus vite qu’il était venu, en levant le voile sur la destination. Le véhicule arriva dans une sorte de clairière, bordée par des arbres courts, aux troncs carbonisés. Et au milieu, de cette clairière, une imposante bâtisse. Solitaire, troublante, elle trônait là, sans un bruit. Ses deux étages étaient surplombés par un toit en pente, dont l’angle était anormalement grand, comme une pointe de flèche. A l’arrière, une tour plus haute que le toit. Au rez de chaussée, il y avait un porche et une petite terrasse. La maison n’avait pas de volets. On devinait une lumière à l’intérieur. Mais ça n’était pas celle d’un foyer réconfortant, orangée et chaleureuse. Elle était verte, et donnait une aura inexplicable à l’édifice.
Karim arrêta la voiture à une centaine de mètres de la maison. Dans l’habitacle, on entendait seulement les respirations apeurées. Ils restèrent là, pendant quelques instants à contempler cette figure terrifiante. « Vous croyez que quelqu’un habite là? » demanda Sébastien. Personne ne répondit. Puis le groupe eu droit à une apparition de ce qu’ils étaient venus chercher. Sortant des bosquets, à la droite de la voiture, la torche humaine était là. Elle marchait aussi gracieusement que sur les vidéos, en prenant son temps. Elle passa sans se soucier d’eux, sans même leur jeter un coup d’oeil. Les flammes illuminèrent la clairière. La lumière dansait avec les ombres. C’était une vision rare, magnifique, monstrueuse. Un flot de sentiments ambigüs se répandit sur les adolescents. Sarah sortit son téléphone et pris une photo. La torche humaine continua son chemin, monta les escaliers menant au porche, marqua une pause et entra dans la maison.
A l’intérieur de la voiture, les respirations étaient maintenant bruyantes. Personne ne savait quoi faire. Cécile se décida et dit avec effroi: « On l’a trouvé… On va voir ce que c’est? ». Cette vision avait troublé le petit groupe, et tous avaient du mal à réfléchir.
« On est venu pour ça… dit Karim.
-On devrait peut-être appeler la police non? questionna Sébastien.
-Je sais pas vous, mais moi j’ai pas de réseau… Ca va être dur d’appeler les flics, avoua sa soeur.
-On y va comme ça? Sans rien? demanda Cécile.
-J’ai une batte dans le coffre, répondit le conducteur.
-Et moi j’ai acheté ça, regardez. »
Sébastien fouilla dans son sac et en sortit un mini extincteur.
« Où est-ce que t’as trouvé ce truc? demanda Karim.
-Sur Amazon, c’était pas cher. »
La situation était absurde. « Si on y va, on y va tous, on est bien d’accord? ». Cécile avait posé cette question comme une affirmation. Ils sortirent de la voiture, sans un bruit, et claquèrent doucement les portières. Dehors, aucun vent. Aucuns sons. Karim ouvrit le coffre et s’empara fermement de la batte. Ils avançaient à tâtons, sur la centaine de mètres. En arrivant devant la bâtisse, ils découvrirent que c’était une maison en bois. Cécile s’approcha, gratta la peinture blanche qui s’écaillait, et laissa apparaître des planches noircies par le feu. Ils montèrent doucement l’escalier menant au porche, en faisant le moins de bruit possible. Devant la porte, ils prirent tous une grande inspiration. Cécile avait la peur au ventre. En observant ses amis, elle se demanda si c’était le cas pour eux aussi. Sarah alluma la torche de son téléphone. Karim mit la main sur la poignée, puis regarda ses amis. Ils se connaissaient assez bien pour ne pas avoir à parler. Tous hochèrent la tête. Après une minuscule éternité, il ouvrit la porte et entra. Les autres le suivirent.
Ils arrivèrent dans un vaste hall d’entrée. Au fond, un escalier. Par terre, il y avait du sable. Enormément. Comme si un désert s’était déversé. De véritable dunes sortaient des pièces adjacentes. Mais ça n’était pas un sable ordinaire. Celui-ci émettait une étrange lumière verte, presque cyan, la lumière qu’on pouvait voir de l’extérieur. Cécile se baissa et en saisit une poignée, le laissant couler doucement dans son autre main. Dans la pénombre, elle put discerner les lignes de sa paume, à la lumière des grains. En se retournant vers ses amis, elle eut un mouvement de recul. Avec cet éclairage venant du dessous, les autres ressemblaient à des spectres, des fantômes d’un passé lointain, venus hanter les lieux. Elle se releva, avec appréhension.
« C’est quoi cet endroit? demanda-t-elle doucement.
-Aucune idée, répondit Sarah en parcourant le corridor avec sa torche. »
Les décorations sur les murs étaient lugubres. Ce qui était jadis un doux foyer s’était changé en une bicoque noircie par un destin funeste. La première pièce à gauche devait être le salon. La tonne de sable qui s’amassait ne permettait pas de donner un avis définitif. Le désert lumineux qui constituait le sol permettait de bien voir, même sans éclairage. Karim et Sébastien avancèrent donc, sans l’aide de Sarah pour voir où ils mettaient les pieds. A droite, la dune était moins haute, et il était plus facile d’affirmer que c’était la cuisine. Il restait des poêles accrochées au mur. Sébastien rebroussa chemin et monta sur la dune du salon, pour explorer un peu plus. Cécile resta un instant en arrière. Elle était prise par un sentiment étrangement familier. Bien sûr elle avait peur, mais c’était quelque chose d’autre. Une sensation qu’elle connaissait, sans pouvoir mettre le doigt dessus, sans pouvoir la verbaliser. L’adolescente regarda dans le vide, cherchant ce que tout ça pouvait signifier. Quand Karim posa le pied sur la première marche de l’escalier, Cécile revint à elle.
« On monte? demanda son ami en chuchotant. Sarah se tourna vers elle. L’adolescente acquiesça.
-Séb, on va là haut, dit Cécile . »
Ce dernier glissa sur le sable du salon pour arriver dans le hall. Il tenait toujours son mini extincteur.
« Tu devrais passer en premier avec ton truc là, dit Karim.
-Pardon?
-Si jamais le mec en feu est là haut, et qu’il nous attaque, tu l’éteins.
-T’es sûr de toi là? demanda Sébastien.
-Ecoute, soit tu passes devant avec ton truc, soit tu me le donnes et c’est moi qui y vais.
-Non, ok c’est bon, j’y vais en premier. »
Sébastien passa devant Karim, monta quelques marches et regarda ses amis derrière lui. « Mais dans quoi on s’embarque? » pensa Cécile.
Tous suivirent l’éclaireur. A l’étage, le corridor était plus étroit. Mais toujours aucune trace de la fameuse torche humaine. La maison était plongée dans un silence de mort. Il y avait plus de sable là haut. Cette fois-ci, il fallait passer par dessus une dune dans le couloir pour pouvoir accéder aux pièces. Devant elle, Cécile vit Sarah prendre une photo. Puis une deuxième, puis une troisième. La photographe amateur avait l’air surprise.
« C’est pas normal, dit elle.
-Qu’est-ce qui se passe? demanda Cécile.
-Mes photos sont toutes noires regarde. »
Sarah montra ses clichés. C’était comme si elle avait photographié un abysse insondable. Elle réessaya avec le flash, même résultat.
De l’autre côté de la dune, Karim et Sébastien appelèrent les deux filles. Elles passèrent par dessus le tas de sable. Ici, il montait tellement haut que les portes devenaient des trous de souris par lesquels on devait presque ramper pour accéder aux pièces. Elles se faufilèrent et glissèrent à l’intérieur de ce qui semblait être une chambre. Sûrement celle des parents. Le sable y était surtout amassé dans les coins. « Regardez ce qu’on a trouvé. » Ils montrèrent un album de vieilles photos. C’était impossible de reconnaître les visages. Mais on pouvait quand même constater qu’elles étaient classées dans l’ordre chronologique et suivaient la vie d’un couple. Les photos du début étaient standard. On y voyait des repas chaleureux, l’emménagement dans la maison, la femme enceinte de 3 mois, 6 mois, 9 mois. Le mari heureux. Puis leur nourrisson, qui au fil du temps devenait une petite fille. Mais au fur et à mesure, les photos prenaient des allures de peintures infernales. A la banalité du quotidien se superposait des éléments incompréhensible. Plus le temps passaient, plus on voyait des flammes mordre des parties du corps des membres de cette famille. Seule la petite fille était épargnée. Le temps passait et les parents étaient de plus en plus recouvert de flammes, arborant tout de même un sourire. Les photos passaient. La petite fille était devenue adolescente. Elle aussi semblait être atteinte par ce mal. L’album se terminait avec une ultime photo où le père, la mère et la fille posait pour Noël, avec des bonnets rouges et blancs. Toujours un sourire aux lèvres. C’est en tout cas ce qu’on pouvait discerner, sous les flammes qui recouvraient cette fois tout leurs corps.
Sébastien commença à s’affoler. Il répétait en boucle « je comprends pas ce qu’on fout là, faut partir, on doit y aller ». Ils décidèrent de tous remonter dans le couloir et de partir d’ici. Mais arrivé en haut, Karim décida de continuer l’exploration. Il voulait savoir ce qu’il y avait au dernier étage « Je viens avec toi » dit Cécile. Le frère et la soeur essayèrent de les persuader de partir. Mais ils y allèrent quand même. Karim et Cécile avancèrent dans le couloir. Le sable redescendait en pente douce jusqu’à l’escalier qui montait à l’étage. Ils pouvaient enfin se tenir debout. Le désert lumineux avait un peu épargné ces marches. Les deux amis posaient enfin leurs pieds sur un sol dur. Tout en haut, il n’y avait qu’une seule pièce, séparée de l’escalier par un petit palier. Derrière l’encadrure de la porte, le noir total. Impossible de discerner quoique ce soit à l’intérieur. Cécile prit une poignée du peu de sable qu’il y avait par terre et la jeta dans la pièce. Toujours ce noir complet, d’une tristesse infinie. Elle alluma la torche de son portable pour essayer d’éclairer ces ténèbres. Rien. Les deux amis restèrent là, sans rien dire, sans oser bouger. Karim commença à trembler. Ils étaient tous les deux pétrifiés. Ce moment dura longtemps, s’allongea, s’étira, sans que rien ne se passe. Soudain, un bruit se fit entendre de l’autre côté. Un craquement. Un pas. La torche humaine apparut, à des centaines de mètres au fond cette pièce aux dimensions inhumaines. Les deux amis échangèrent un regard terrifié, puis dévalèrent l’escalier sans se retourner. Ils grimpèrent sur la dune, glissèrent de l’autre côté, puis sur les marches pour arriver au rez de chaussée. Sébastien et Sarah les attendaient en bas. En voyant leurs amis accourir, ils ne posèrent pas de questions. Ils ouvrirent la porte, coururent jusqu’à la voiture. Karim fit demi tour et démarra en trombe, laissant derrière eux la sinistre maison.
Le décor avait changé. Pas une trace des arbres carbonisés. La route était tout à fait normale. Ils arrivèrent à un carrefour, un panneau indiquait « Tours ». Ils suivirent la direction. Dans la voiture, la terreur se calma difficilement. Cécile expliqua au frère et à la soeur ce que elle et Karim avaient vu en haut. Ces ténèbres impénétrables. Ce noir d’où aucun espoir ne pouvait sortir. Et ce corps en feu. Pendant le voyage de retour, la plupart des questions restèrent sans réponses. Encore pire, elles amenaient d’autres questions. Les étoiles s’éteignaient peu à peu, pour être remplacées par les lumières de la ville. Karim déposa Sébastien et Sarah. Cécile demanda au conducteur de faire un tour, de profiter de l’agitation citadine encore un peu, avant d’aller dormir. Ils finirent par rire, en essayant de trouver des explications rationnelles. « Ca doit être ça » se disait Cécile après chaque théorie concrète. Ils arrivèrent devant chez l’adolescente. Après avoir pris son ami dans les bras, elle descendit de la voiture, la regarda partir et rentra chez elle. Personne n’avait pensé à prendre l’album photo.
Le lendemain, Cécile se leva avec la même boule au ventre que la veille. Elle se réveilla tard, resta au lit en réfléchissant à ce qu’il s’était passé lors de cette virée nocturne. Sa mère vint frapper à sa porte pour qu’elle vienne déjeuner. Il était déjà midi. Son introspection avait duré plus longtemps qu’elle ne l’avait imaginé. « Aussi longtemps que devant cette porte qui donnait sur les ténèbres » pensa-t-elle. Dans le salon, son petit frère avait mis la table. Son père lisait le journal, lui fit une remarque sur ses cernes. Sa mère lui servit un morceau de poulet, avec des pommes de terre cuite au four. Un repas dominical ordinaire. Ils mangèrent en silence, en échangeant des banalités. Soudain, l’anxiété s’amplifia dans son estomac, la prit à la gorge. Dans le hall de cette terrifiante bâtisse, elle avait eu un sentiment de déjà vu. Cette sensation revenait maintenant, ici, chez elle. Ça n’était pas nouveau, elle l’avait toujours ressenti dans son foyer qui n’avait plus rien de doux. Car derrière les sourires figés et les accolades maladroites, il n’y avait plus rien. Simplement un désert, où résonnaient l’éclat des liens brisés. Et quand, après avoir pris conscience de sa solitude parmi les solitaires, Cécile mordit dans son morceau de viande, elle eut sur la langue un goût désagréable, un goût de cendre.