«Je suis devenu la mort, destructeur de mondes ». C’est ce qu’avait déclaré Krishna il y a des siècles dans la Bhagavad-Gita.
Oppenheimer cita cette phrase lorsqu’il vit l’explosion de la première bombe atomique il y a 475 ans.
C’est ce que j’ai pensé en tuant Mann, mon frère.
Le silence. Je savourais le calme de cette chambre. Depuis combien de temps n’avais-je pas entendu cette douce symphonie? En plus de six mois de campagne, mes oreilles avaient échappées au vacarme une seule et unique fois. Pendant quelques secondes. Une grenade avait explosée trop près de moi, et pendant une petite éternité, j’avais gouté au plaisir des puissants: la tranquillité.
Le bruit est réservé à ceux qui doivent rendre des comptes. Eux. Nous. Moi. Désordre des casernes. Tirs de lasers. Bombardements. Cris de douleur. Le calme est l’apanage des gens de pouvoir. Ou celui des morts. La sonnerie de l’intercom me rappela que je n’étais ni l’un, ni l’autre. Odhar, le chef de la section HYBOU voulait me voir. En m’habillant, je contemplais Jupiter à travers les volets polarisés. Cette planète et son oeil immortel. Devant ce spectacle hors du temps, qui aurait cru que la guerre ensanglantait le système solaire depuis bientôt treize ans?
Le siège de commandement de la section HYBOU était une station orbitale qui gravitait autour de Callisto, une des lune de Jupiter. Notre ordre avait une éthique quasi religieuse. Naturellement, le quartier général pris vite le nom de Sanctuaire. Mais des profanateurs menaçaient de souiller notre temple: des bureaucrates. On les voyait de loin, claudiquant maladroitement au milieu des va et vient majestueux des soldats HYBOU. Je croisais quelques uns de ces grattes papiers, dans les couloirs, en me rendant dans les quartiers de Odhar. Leurs regards distants et leurs messes basses attestaient d’une lâcheté maladive. Ils ne se déplaçaient qu’en groupe. J’aimais passer à côté de ces créatures grotesques. Sentir leur parfum bon marché qui empestait le manque d’ambition. J’aurais adoré les voir suffoquer, mourir à petit feu sur le champ de bataille, asphyxiés par les gaz chimiques. Crevant comme des rats de laboratoires.
Malheureusement aujourd’hui, le destin de la section était entre leurs mains moites. Ils avaient ordre de mener une enquête sur l’influence qu’avait la section sur l’économie et sur les différents gouvernements du système solaire. Et craignant de ne finir comme les templiers, Odhar avait autorisé à faire venir ces parasites dans notre Sanctuaire.
Odhar, ce vieillard avait fait son temps. Il m’attendait sur son trône, situé en plein milieu d’une immense pièce plongée dans la pénombre. Et le silence, seul vestige d’un pouvoir en berne. Il me scrutait de son oeil unique. Jadis son regard avait été vif, celui d’un corbeau. Aujourd’hui, il ressemblait à celui de Jupiter, soumis aux tourments et à la tempête. Il avait perdu l’autre sur le champ de bataille. Nous étions ses fils, il nous avait formé, et fait de nous ce que nous étions. Et parmi ses enfants, j’étais loin d’être son préféré.
« Sais-tu comment ces enculés m’appellent quand j’ai le dos tourné? Le Diable Borgne -dit Odhar. J’ai perdu mon oeil pour vous bande d’ingrats. Une fois que leur enquête sera terminée, je leur demanderai des excuses, devant la cour interplanétaire, et elles seront diffusées dans tout le système solaire! »
Des menaces digne d’un enfant de cinq ans. A sa place, j’aurais fait exploser leur navette dès qu’ils auraient quitté le Sanctuaire. Le rouleau compresseur des années était passé sur lui, et l’avait transformé en patriarche informe, sans vie. La cape pourpre, signe de noblesse chez les HYBOU, avait perdu de son éclat pour devenir un linceul puant. Pissait-t-il dans des couches, ou pouvait il encore se la tenir tout seul?
« Je comprends tes inquiétudes Odhar, mais les faire venir n’était peut être pas une bonne idée, répondis-je.
-Je n’avais pas le choix Lioptr. Alors tu as enfin mis un terme à la petite rébellion sur Phobos?
-Oui Odhar, tout devrait rentrer dans l’or…
-Très bien, dit-il en me coupant la parole. Ces crétins veulent l’indépendance… Phobos est peut être un caillou, mais c’est une base stratégique, nous en avons besoin.
-Tu m’as fait venir pour que je te fasse mon rapport?
-Non, cela attendra. J’ai besoin de toi pour une affaire d’une extrême urgence. C’est à propos de Mann… J’ai toutes les raisons de croire… qu’il… nous a trahis. »
Ca devenait intéressant. Mann. Mon frère. Pendant toutes ces années, c’est lui qui avait été le préféré de Odar. Son mètre quatre vingt de droiture et de justice m’avait de nombreuses fois fait passer pour un moins que rien. Moi qui avait si souvent désobéi. Lui qui avait accompli tant d’exploits. Lui qui avait mené tant de victoires. Lui. Lui. LUI.
« Des physiciens ont construits une machine permettant d’interagir directement avec les cordes à l’intérieur des particules élémentaires, m’expliqua Odhar. C’était un projet top secret, développé en sous sol, sous le pôle nord de Mercure. L’attraction gravitationnelle du soleil alliée à la machine devait permettre de changer les vibrations des cordes et ainsi pouvoir changer la nature d’une particule élémentaire. Les chercheurs avaient presque réussi, mais la force gravitationnelle n’était pas assez forte. C’est là que Mann entre en jeu. A lui tout seul, il a pris d’assaut le complexe où était développée la machine, et s’en est emparée. Nous avons perdu sa trace juste avant qu’il n’aille dans la dimension…
-Dans la dimension Newton, dis-je alors.
-Exactement, là, la gravité permettrait de transformer les particules élémentaires à volonté. Et ainsi créer des armes puissantes. Si Mann avait voulu aider notre camp dans cette guerre, il m’en aurait sûrement averti. J’ai peur que toutes ces années sur les champs de batailles aient eu raison de lui et qu’il soit passé à l’ennemi. Ta mission Lioptr est de retrouver Mann, –il déglutit difficilement- et de le neutraliser. »
Coula alors une larme sur la joue creuse de Odhar. Une larme pitoyable. Une promesse d’un futur glorieux bâti sur les cadavres de mon frère et de ce vieillard pourrissant. Cette larme serait mon eau de baptême. Mon Nectar. Mon Ambroisie. Je quittais les quartiers de Odhar avec le sentiment que je prendrai bientôt sa place.
De retour dans ma chambre, je passais un appel via l’intercom. J’aurais besoin de témoin pour attester de la chute de Mann. Il fallait que je rassemble mon unité. Tous m’acclameraient comme un héros quand j’abattrai le traître. Mon frère. Au vu de tes états de services et ta dévotion envers l’ordre, je me demandais quelles pouvaient être les raisons de ta corruption. Mais peu importaient les causes de ton passage à l’ennemi, tu m’offrais le plus beau des cadeaux.
« Oui Lioptr, je t’écoute, cracha l’intercom.
-Tluth, réunis les autres, nous partons en mission, sur le champ. Une mission secrète.
-Bien, et je prépare le vaisseau tout de suite.
-Parfait, dis-je en raccrochant. »
Les unités de la section HYBOU étaient composées de cinq personnes. Un chef et quatre soldats. Les cinq doigts d’une main. Et sur le champ de bataille, nous formions des poings, impossible à arrêter. Un corps d’infanterie léger, mais compact. Nous étions formés à donner des coups, pas à serrer des mains. A l’attaque, pas à la diplomatie. Nous étions l’élite.
Dans le sas, mes camarades étaient en armure. Tluth, Wode, Nadil et Gada attendaient les ordres avec une impatience perceptible. Les informations viendraient dans l’intimité du vaisseau. Mon silence les rendait quelque peu nerveux. Et pour être honnête, je me délectais de ce moment. Cette mission était celle qui allait me permettre de monter très haut dans les rangs de la section HYBOU. Je reviendrais avec les honneurs. Odhar tomberait sans doute de chagrin après la mort de son petit protégé. Qu’il crève. Ce vieillard avait déjà assez souillé le noble siège. Le trône serait alors à moi. C’était la mission qui mettrait fin à toutes les autres. Pendant que j’enfilais mon armure, je sentis les échanges de regards interrogatifs. Seule Gada restait impassible.
« Le vaisseau est prêt? Demandais-je alors pour briser le silence.
-Oui, tout est paré, répondit Tluth. »
-Bien, allons-y. »
Nous montâmes dans le vaisseau par la nacelle ventrale. Wode se mit aux commandes. Les autres avaient des sièges attitrés. Le pilote me regarda avec insistance, attendant mon ordre. « Cap sur la ceinture d’astéroïdes troyen, ordonnai-je . ». La navette sortit de la station orbitale et fila dans l’espace. Durant le reste du voyage, j’expliquais aux autres l’objectif de la mission. Je dus réprimer mon excitation à plusieurs reprises. Car dans leurs yeux, je vis monter la haine. Et dieu que le spectacle fût beau. Un couché de soleil. Une aurore boréale. Une supernova.
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