Laissez moi vous parler de la Pierre Noire.
Un soir après plusieurs heures de recherches dans les grottes proche de Viveroche, Gravet tomba sur une salle accessible par un petit interstice dans une des paroi. En se glissant à l’intérieur, il crut reconnaître une description faite par Aubry Froissart dans son livre. Il touchait au but. En parcourant la galerie avec sa torche, il la vit. Elle était là. La Pierre Noire n’était pas détachée, comme aujourd’hui. Elle siégeait à l’époque en haut d’un petit stalagmite. En sortant du sol, la roche devenait de plus en plus sombre, jusqu’à prendre cette teinte noire avec de légers reflets vert. Gravet écrit dans ses notes « J’avais devant moi une grandiose scène d’un autre temps, où les souvenirs du monde s’étaient extrait de la roche, enflant, se figeant dans une sublime figure d’onyx ». Il resta dans la salle à observer la Pierre, pendant de longues minutes, se demandant comment il pourrait amener ses outils pour effectuer des tests. Sa plus grande crainte était qu’en détachant la Pierre de la paroi, celle-ci perde sa fonction de portail. Gravet réfléchit, prit quelques mesures du trou dans le mur, commença à l’agrandir, puis se rappela un passage du livre d’Ossendowski où une « pierre noire » est offerte au Dalaï Lama par le Roi du Monde. C’était une révélation : elle pouvait donc être déplacée. Il prit le risque de briser le stalagmite et donc de détacher la Pierre Noire du reste de la caverne. Ce soir là, il emmena la Pierre jusqu’à Gérardmer et s’enferma dans son laboratoire, en ne parlant à personne de sa découverte.
Pendant une semaine, Gravet travailla de longues heures par jour, tentant de comprendre comment la Pierre fonctionnait. Il confronta La Région Invisible à ses propres observations. En prétextant des recherches qui n’avaient rien à voir, il enregistra des fréquences bien précises que l’on pouvait déterminées grâce à un tonomètre. En revenant à son laboratoire, il fit des tests avec différentes fréquences pour « activer » la Pierre. Il progressa petit à petit jusqu’à arriver à la bonne fréquence : 462 hz.
Gravet expérimenta le voyage à Agartha sans savoir exactement sur quoi il allait tomber. Il avait attendu la nuit pour se lancer dans l’aventure. Rideaux fermés, bougies allumées, il émit la fréquence grâce à un diapason électrique. Dans son laboratoire aux lumières rougeoyantes où résonnait cette seule note, il posa la main sur la Pierre Noire. Gravet décrit son expérience comme ceci: « D’abord des picotements au bout des doigts, puis un vertige. Et finalement, en clin d’oeil, littéralement, je me retrouvais propulsé dans une région étrange, une étendue désertique où le ciel était couleur pastel ». Ce soir là dans la forêt, quand la confrérie m’y guida la première fois, j’eus les mêmes sensations. Il me sembla tout de même percevoir un flash rouge dans ma vision périphérique, très rapide. Mais comme pour Gravet, le sol sous nos pieds se changea en sable. Nous étions dans la dimension cachée, la fameuse région invisible.
On était arrivé sur un chemin bordé d’arbres étranges que je pris d’abord pour des sculptures. Leurs bases étaient comme un amoncellement de grosses bulles translucides montant en cône jusqu’à la moitié du tronc, et celui-ci s’élevait à environ 3 mètres pour se finir net, comme coupé en biseau. Ils étaient planté le long du chemin comme des platanes. A Agartha, le ciel n’est pas vraiment couleur pastel. Ca ressemble plus à des couleurs sorties d’un polaroid. L’horizon a des teintes jaune-vert pour ensuite tirer vers le magenta en regardant plus haut. Au loin, on pouvait voir une immense tour en forme de tube lisse, surmonté par un petit relief rocheux. Le sommet avait été aménagé avec des habitations troglodytes, si bien qu’il était difficile de dire si c’était un édifice artificiel ou alors quelque chose de naturel. Encore plus loin derrière, on pouvait voir des collines qui semblaient habitées, avec cette fois plus de végétation. J’étais effrayé par cette vision, mes amis m’avaient-ils drogué à mon insu ? Je n’imagine pas ce qu’a ressenti Gravet quand il est venu ici pour la première fois, seul. Encore moins pour Aubry Froissart. Je me souviens avoir essayé de crier, mais impossible. En revenant dans la forêt, je tombais à genoux. Comment était-il possible qu’une chose pareille existe ? Fred me réconforta. M’assura que ça n’était pas une plaisanterie ou un quelconque canular à base d’hallucinogène. Je n’entendais rien. L’adrénaline et la peur avait fait monter une haine sourde en moi. Ou alors c’était la honte d’avoir potentiellement été drogué ? Je pris mon ami par le col et le plaquai violemment au sol. Il ouvrit la main et montra une des bulles translucides que j’avais vu aux bords du chemin. C’était réel. Petra alluma une cigarette, ce qui n’était pas son habitude. Je mis du temps à me calmer, mais il fallait que je sache. Un flot ininterrompu de questions vinrent. Ils y répondirent patiemment.
C’était trop d’informations pour une seule nuit. Je demandai à Fred de me ramener. Pas à la cabane de chasse, mais chez moi. J’avais besoin d’être seul. Dans la voiture, il y avait un silence de plomb. Mon ami le brisa. Il me dit avec bienveillance que tout le monde avait ses petits secrets, même moi. Il me rappela que je ne lui avais toujours pas dit où j’étais parti tout ce temps. J’allais lui révéler, puis je me suis rappelé de la promesse que je m’étais faite à moi même : garder ma destination pour moi. Et ma mère… C’était peut être stupide mais je suis quelqu’un de têtu. J’ai toujours eu l’impression que si je disais où j’étais durant ces années, ce souvenir ne m’appartiendrai plus. Je me suis donc ravisé et je suis resté silencieux. Avec du recul, mon secret bien gardé devait leur paraître un signe de confiance, que je saurai tenir ma langue. Mais sur le trajet, je me sentais coupable de ne pas lui dire, et encore plus de m’en être pris à lui physiquement. En arrivant devant chez moi, je descendis de la voiture mais Fred m’interpella. Il me tendit un carnet, les notes d’Hermant Gravet. Ma maison était vide, Sylvie ne rentrait que le lendemain. Je me souviens avoir passé la nuit a épluché les pages, pour comprendre de quoi il en retournait.
Après sa découverte, Gravet fit plusieurs explorations dans la dimension cachée. Il essaya d’en faire une cartographie, d’en comprendre les codes, la nature de ses habitants et du Roi. Ses travaux avançaient mais il sentait que le secret était trop lourd pour une seule personne. Après tout, il avait fait une découverte qui pourrait ébranler le monde, et il aurait besoin de successeur. Il décida de passer du temps à Viveroche, en s’y installant en 1927. En fréquentant la population, il tenta de trouver des compagnons, des personnes de confiance. Il forma un petit groupe, avec des gens qui s’intéressaient à la science. Petit à petit, il leur fit part de ses découvertes. Ainsi, en décembre 1927, Gravet créa la Confrérie de la Pierre. Il proposa l’hypothèse que cette roche avait été le réceptacle des souvenirs du monde ou en tout cas des souvenirs de la région. Il voyait même une corrélation entre les événements négatifs qui se passaient à Viveroche et l’activité dans les territoires interdits.
Dans ses notes, il alternait sans cesse entre Agartha et « la dimension cachée ». Il utilisait parfois « la zone ». Durant ses recherches, il émettait des doutes. Il n’était plus certain que le lieu où l’on se rendait grâce à la Pierre était le l’inconscient collectif. Le temps passant, il se permettait même de penser que ce lieu était plus largement l’imagination. Il est difficile de dire la différence entre les deux pour l’auteur car ses écrits sont confus. La fin de sa vie demeure mystérieuse. Un matin, un membre de la confrérie est venu le voir, mais il avait disparu. Dans son salon, la Pierre Noire trônait sur la table. Il n’y avait pas de mots, pas de lettres, rien. Il manquait seulement des vêtements dans son armoire. Certains membres pensaient qu’il était parti en Orient, tenter de trouver d’autres Pierres Noires. Les autres pensaient qu’il avait trouvé un moyen de conduire tout son corps à Agartha. Personne n’a jamais su. Le secret de la Pierre se perpétua de générations en générations, avec des initiations dignes de vraies sociétés secrètes, puis le folklore muta pour abandonner les rituels. Reste seulement les masques. Happé par la curiosité, je suis allé voir Fred le lendemain pour lui dire que je voulais en faire partie.
Les années d’après virent mes débuts dans la confrérie… Et du déclin avec Sylvie. C’est en partie à cause de ce syndrome cliché du scientifique se jetant à corps perdu dans ses recherches. Mais il y avait quelque chose de plus profond que ça, de plus insidieux. Il m’est encore difficile de mettre des mots dessus. On a commencé à parler des langages différents, et les moments passés ensemble avaient perdu de leur superbe. Et ça n’était pas uniquement la routine. Les reproches anodins d’avant étaient devenus des coups de poignards. Ca m’arrivait même d’être méchant, de le faire exprès. De la provoquer. On se disputait de plus en plus. Souvent pour rien. Et je m’en voulais énormément de faire ça, sans savoir pourquoi je le faisais. Je n’avais juste plus envie de m’impliquer autant qu’avant. Mais on voulait y croire. Parfois après une dispute, en recollant les morceaux, on se souvenait de ce qui avait marché au début entre nous, et on remettait une pièce dans la machine…
Quand j’avais envie de m’isoler, et ça arrivait souvent, je m’enfermais dans la pièce au sous sol pour faire des écoutes radio. Je traînais pas mal sur des forums à cette époque. Et c’est comme ça que j’ai pris connaissance de la station UVB-76. Encore aujourd’hui, la nature de cette station reste mystérieuse mais elle a assurément à voir avec la dimension cachée. Des mecs du forum ont commencé à en parler comme une sorte de mythe, et ils ont donné les fréquences pour l’écouter et aussi les heures probables d’émissions. La première fois j’étais surpris par ce truc étrange mais le buzz ne me disais rien de particulier. Puis au fur et à mesure que je l’écoutais, je l’ai trouvé bizarrement familier. Et ça n’était pas l’habitude. Je veux dire, j’avais déjà entendu ça avant. Puis d’un seul coup, l’illumination.
J’ai repris frénétiquement le carnet de Gravet, et j’ai retrouvé tous les tests sonores qu’il avait fait sur la Pierre. Il avait pris le temps de noter toutes les réactions qu’il avait observé aux microscopes en soumettant la Pierre à différentes fréquences. A mon arrivée dans la Confrérie, j’avais étudié ses notes pour reproduire avec un diapason électrique les différentes fréquences qu’il avait noté. En fouillant dans mes souvenirs, le buzz venait forcément de là. Avec un oscilloscope j’ai tenté de mémoire de reproduire ce qu’on entendait sur la station. Ca se superposait parfaitement… C’était trop gros, je me suis dit que c’était une coïncidence. Dans le carnet, on pouvait voir 5 fréquences qui avaient fait réagir la Pierre. La fréquence émise par le buzz était, selon Gravet, celle qui avait commencé à craqueler des échantillons tests. J’ai mis ça de côté pendant un moment. Mais ça me restait en tête malgré tout. Au bout d’un moment c’était devenu une obsession. J’étais persuadé que la station russe avait quelque chose à voir avec Agartha. J’ai gardé le mystère de mes observations au reste de la confrérie. Je voulais être sûr avant de leur en dire d’avantage.
En 2011, en discutant avec un des membres du forum, il m’a avoué qu’il était entré en contact avec quelqu’un qui était allé dans la base d’où était émis le signal. Il semblerait que l’émission ait été interrompue en 2010 et que l’antenne était été déplacée dans une autre base. L’ancienne était laissée à l’abandon. Le contact du mec du forum était un russe qui y avait fait de l’exploration urbaine et avait trouvé des vieux papiers avec des inscriptions codées dessus mais qui pourraient m’intéresser. Il était méfiant et je devais me déplacer dans un endroit neutre, qui n’était ni chez moi, ni chez lui. Un vrai rendez-vous d’espion. Il me donna des coordonnées GPS. C’était à environ 2 heures de route de Viveroche. Toutes ces recherches sur Agartha, les explorations de la dimension cachée avec la confrérie et maintenant la station russe, j’avais vraiment l’impression de vivre une double vie. Et la deuxième me faisait oublier la morosité de mon travail bien tranquille de postier et mon couple à la dérive. Je suis donc allé à ce fameux rendez-vous. C’était dans une zone industrielle désaffectée. Le mec était là, il m’a montré les documents. Et là plus aucuns doutes possible. Les fréquences qui avaient fait réagir la Pierre se retrouvaient notées sur une des feuilles trouvées dans l’ancienne base russe. Ils devaient eux aussi avoir une pierre et avoir eu les mêmes résultats que Gravet. Je suis remonté dans ma voiture, euphorique. Je ne savais pas ce que ça voulait dire, mais UVB-76 était bien relié à Agartha ! Et puis j’ai reçu un coup de téléphone de Sylvie. Ma mère avait fait un AVC et était morte sur le coup.
Je n’ai jamais autant pleuré de ma vie. J’ai roulé la musique à fond en rentrant à Viveroche. J’ai hurlé des chansons à m’en casser la voix. Tout sauf le silence. Au village, l’ambulance était encore devant chez ma mère. Je suis rentré et elle était là, allongée sur un brancard. J’ai déposé un baiser sur son front encore chaud en me disant que cette chaleur serait bientôt partie. Je l’ai embrassé au même endroit, avant la mise en bière. Un baiser froid. C’était donc ça de perdre un parent ? J’étais trop jeune pour m’en souvenir quand mon père est mort. J’ai griffonné un petit discours avant l’enterrement, je voulais être éloquent pour lui rendre hommage. Je m’y suis repris plusieurs fois, mes larmes faisaient couler l’encre. Sylvie m’apportait du thé pendant que j’essayais de trouver les mots justes. Ce soir là, elle m’a pris dans ses bras. Je me souviens de la douceur de son gros pull en laine, des pleurs discrets. Quand nous nous sommes lâché, le thé était froid.
Une bonne partie du village était à l’enterrement. Il faisait beau. J’ai pris mon courage et lu ce que j’avais écrit la veille. Ca n’était pas assez bien, je suis désolé maman. Le cercueil a été mis dans la tombe. Et puis la terre… A la sortie du cimetière, mon ancienne institutrice Madame Blondin, est restée près de moi, me tenant le bras avec tendresse et me rassurant sur mon discours. Elle l’avait trouvé sincère. Devant le portail, plus les personnes présentes venaient me saluer, plus je me sentais énervé. Tous ces gens, avec leurs mains moites, leurs accolades puantes. Pourquoi? Je suis partie en bousculant le reste des gens qui s’agglutinaient. J’ai marché, le souffle court. Les rues étaient vides. J’avais envie de détester tout le monde. En passant devant le Café des sports, j’ai cru voir à l’intérieur un des vieux piliers de comptoir se marrer en me regardant. J’étais persuadé qu’il se foutait de ma gueule. Je suis rentré comme un fou pour prendre le gars par le col. Milo, l’employé de Petra m’a mis dehors. J’étais furieux.
Quand j’ai pris la chaise sur la terrasse, je n’ai même pas vu tout le groupe qui s’était formé derrière moi. Des gens qui venaient de l’enterrement et qui voulait boire un verre au café pour se changer les idées. J’ai mis un, puis deux, puis trois coups de chaise dans la vitrine du café, sous les yeux de la moitié du village. Au quatrième, le verre a cédé. Fred est arrivé pour me prendre la chaise des mains, Sylvie et Petra juste derrière. Ils ont essayé de me calmer. Puis Bertrand, le mari de Petra est arrivé, et a commencé à me dire que j’étais fou. Et là j’étais prêt à lui mettre mon poing dans la gueule. Connard, c’était seulement une putain de vitrine. J’ai crié aux autres d’aller se faire foutre. J’ai pris ma voiture et j’ai roulé jusqu’à me retrouver en pleine nature, au milieu de nulle part. Seul. Après 6 appels manqués, j’ai enfin répondu à Sylvie. Elle était inquiète. Je suis rentré à la maison.
C’est après ces événements que Viveroche a commencé à me détester.