Les jours qui suivirent l’enterrement de ma mère, je suis resté au sous-sol à faire des écoutes radio. Tout sauf le silence. Je n’avais jamais passé autant de temps en pyjama. Sylvie m’avait demandé d’aller m’excuser auprès de Petra et Bertrand, son mari, mais j’étais trop amer pour parler à qui que ce soit. J’avais besoin de temps pour moi, pour… pour ma mère… Ca pouvait attendre un autre jour. C’était seulement du verre brisé après tout. Un soir, Fred est passé me voir. Cette fois, il n’a pas utilisé le code et a attendu sagement que Sylvie vienne lui ouvrir. Il m’a fait une accolade chaleureuse. Lui savait ce que c’était de perdre un proche. Mon meilleur ami essayait de détendre l’atmosphère en me demandant ce que je pouvais bien écouter pendant de si longues heures. Je n’avais pas le cœur à lui parler de ce que j’avais découvert sur UVB-76. Puis, Fred a mis les pieds dans le plat en me disant que mon geste avait choqué les gens et que ça commençait à jaser au village. Je m’y attendais. J’étais fautif après tout. Une réunion de la Confrérie avait lieu le lendemain. Fred me demanda de venir et discuter avec Petra, pour essayer de calmer les tensions. Il était d’accord avec moi, Bertrand était un connard, il l’avait toujours été, nous prenant de haut sans arrêt. C’était un mec qui avait réussi tout ce qu’il avait entrepris et qui ne se sentait plus pisser. Je préférais gérer ça avec sa femme, notre amie à l’époque, plutôt qu’avec cette tête de con.
Je ne m’étendrai pas plus sur mon deuil. Ca ne regarde que moi.
La fameuse réunion avait lieu dans la clairière, la nuit, éclairée par des torches. Auparavant, l’atmosphère y était bienveillante et chaleureuse, mais là j’avais l’impression de participer à un conseil de guerre, où j’allais être jugé. Petra était à la fois remontée et compréhensive. Elle fumait clope sur clope. Fred essayait de faire l’intermédiaire. Il m’avait promis que ça se passerait bien. Au début, Petra me parlait d’un ton neutre. Elle expliqua que même si mon geste avait été mal pris par énormément de gens, elle comprenait d’où ça venait. Elle me présenta encore ses condoléances. Je n’avais pas besoin de ça. Tout ce que je voulais c’était savoir combien ça allait me coûter pour les réparations. Quand elle vit que je perdais patience, elle commença à s’énerver et me demanda des excuses. J’ai laissé échappé un « je suis désolé pour ce qui s’est passé », fade, sans vraiment y croire. Il y en avait pour 3000 euros pour réparer cette putain de vitrine et apparemment Bertrand voulait que je paie tout de suite. A cela s’ajoutait les frais d’obsèques et de succession… J’ai vu rouge. Bien sûr, j’allais payer. Et d’ailleurs, j’avais dû faire un prêt mais j’avais payé. Mais demander ce fric immédiatement à quelqu’un en deuil, ça me paraissait incompréhensible. Et plutôt que d’attaquer Petra pour qui il me restait un minimum de respect, j’ai insulté Bertrand de tous les noms. Elle était prête à me gifler, mais le vieux Hervaud s’est mis entre nous et Fred a encore une fois joué le médiateur. Il a pris mon parti en disant que demander de l’argent à un moment comme ça était très délicat. Excédé, j’ai dit qu’ils auraient le fric quand son mari serait prêt à s’excuser de m’avoir traité de fou devant tout le monde. Fred me jeta un regard froid du style « n’en rajoute pas ». Puis il a dit un truc comme « Non non, pas besoin d’excuses. Tu auras l’argent même si je dois payer. De toute façon ton mari serait incapable de s’excuser. Il est trop têtu. » Ce qui n’a pas plu à Petra. Elle savait ce que Fred pensait de Bertrand, ils en avaient déjà parlé. Ils sont restés là, à se défier du regard et j’ai lu dans les yeux de Petra qu’elle se sentait trahie. J’ai dit qu’ils auraient l’argent dans un mois, j’ai tourné les talons et je suis parti.
En y réfléchissant, en enterrant ma mère, j’avais aussi enterré la culpabilité qui me rongeait quotidiennement. Elle avait été remplacée par une sorte de… colère vive. Je ne voulais plus m’excuser. Je voulais juste qu’on me foute la paix.
Quelques jours plus tard, Mme Blondin m’a appelé et m’a demandé de venir la voir chez elle. J’étais sûr que mon ancienne institutrice s’inquiétait pour moi. On s’est assis dans son salon, à boire ce thé que je ne trouvais que chez elle et qui était l’assurance d’un moment réconfortant. La pièce était pleine d’une belle lumière couleur miel. Pour la première fois depuis longtemps, le silence était apaisant. On pouvait entendre les oiseaux dehors. Un havre de paix qui n’a duré qu’un instant. Elle m’a demandé si j’allais bien. J’ai répondu par l’affirmative, une boule dans la gorge. Une crispation dégueulasse. Puis on a discuté et Mme Blondin m’a dit qu’il serait peut être temps pour moi de prendre un peu de distance avec ma vie ici. J’avais l’impression qu’elle me demandait de déménager, de fuir Viveroche en quelque sorte. J’ai acquiescé, souri, mais il était hors de question que je parte. C’était chez moi ici, peu importe ce que disaient les autres. Je sentais que la plupart des gens qui étaient restés dans le village n’avait pas vu d’un bon œil mon absence de 6 ans, que j’avais perdu ma légitimité à dire que j’étais de Viveroche. Mais c’est là que je suis né bordel ! Ici que ma mère m’a élevée seule ! Qu’est-ce qu’ils croyaient, que j’allais fuir comme un clébard? Je suis rentré chez moi et j’ai demandé Sylvie en mariage. Plus par défi que par amour.
Et elle a accepté.
Forcément, le mariage était tout petit. On avait pas assez d’argent pour un truc grandiose. Fred avait l’air content pour moi, son costume était impeccable. Madame Blondin souriait pour faire bonne figure. On a été à la mairie et ensuite dans un restaurant. Toute notre bande d’amis était présente, sauf Petra et Bertrand. Sylvie avait insisté pour les inviter, mais ils n’avaient pas fait l’effort de venir. Je m’y attendais un peu. Pendant notre lune de miel à Strasbourg, on a décidé qu’il serait temps de faire un enfant. Sylvie avait beau être plus jeune que moi de 6 ans, il ne fallait pas traîner.
L’année qui suivit a vu la fermeture consécutive de plusieurs commerces à Viveroche. Certains ont été repris puis fermé à nouveau à 8 mois d’intervalle. Des touristes ont dit à quelques habitants que le village ressemblait un peu à une ville fantôme, ce qui a été extrêmement mal reçu. L’inquiétude commençait à monter et le maire n’arrangeait pas les choses. Cet abruti faisait n’importe quoi avec les finances de la commune, et essayait de placer ses potes plutôt que de réfléchir aux intérêts du village. La création de la liste collégiale a été initiée après deux événements en 2012 puis 2013. Un jour, on a vu débarqué tout un tas de types en costards à la mairie. Ca semblait étrange pour tout le monde et on savait que c’était certainement pour des accords avec le maire. Les mecs sont repartis et on a pas vraiment su de quoi il s’agissait avant qu’on voit le panneau de construction à la bordure de la commune, sur la route principale. Mr le maire, cet enfoiré, avait prévu de vendre un terrain pour qu’un hypermarché soit construit. Quel salopard. Une petite partie de la population s’en réjouissait, l’autre savait ce que ça voulait dire. Des commerces allaient encore fermer dans le bourg… Bref, un petit noyau de viverochois mécontents, dont Sylvie, est allé demander une audience avec le maire. Il a bien voulu les recevoir mais n’a rien voulu entendre. En petit Napoléon qu’il était, il a dit qu’il avait été élu et donc qu’il pouvait faire ce que bon lui semblait. Il a eu le culot de dire qu’il avait fait ça pour les intérêts du village… Personne n’était dupe. La tension était palpable. La première initiative de ce qui allait devenir la liste collégiale de Viveroche a été déjà de se réunir en association, et surtout de créé des petits potagers communs dans des grands bacs sur la place principale. C’était une façon pour les viverochois de reprendre un peu le contrôle et de créer du lien. Mais ça n’a pas plu du tout au maire qui un jour à… tout simplement appeler les flics pour qu’ils enlèvent les bacs, comme le bon lâche qu’il était. Quand les flics sont arrivés sur place, ils ont été surpris de voir que c’était simplement pour des potagers. La gueule qu’ils tiraient. Le maire les avait appelé en disant qu’il y avait une émeute. Une émeute… à Viveroche… Bref, les flics ont dit que c’était indigne d’un maire que de les faire se déplacer pour un truc aussi ridicule et que mentir à un agent de police aurait pu lui coûter cher. Ils sont repartis sans enlever les potagers. Mais le fait que le maire ait osé appeler la police au lieu de discuter n’avait plu à personne, même pas à ceux qui lui avaient pardonné pour le terrain. Quelques temps plus tard, l’association a décidé de se constituer comme liste collégiale pour les élections municipales de 2014 et a été élue. La première décision qui a été prise était de revenir sur la promesse de vente pour l’hypermarché, décision applaudie par le village entier. Le maire lui, et bien il a déménagé. C’est lui qui a fui comme un chien.
Même si l’initiative était louable, j’avais beaucoup de rancoeur contre cette liste. Ils avaient évincés Sylvie avant d’être élus, en trouvant un prétexte bidon, mais je savais que c’était à cause de moi. Après le mariage, et les années qui suivirent, j’avais bien conscience que le nom Monnier était sur les toutes les bouches. Je savais ce qu’on disait sur nous. Que j’étais comme mon père et mon grand-père. Que jamais je n’aurais dû revenir, que ma mère devait se retourner dans sa tombe. Bref, maintenant qu’elle le partageait, mon nom causait du tort à Sylvie et je leur en voulait énormément pour ça. Malheureusement je devais en côtoyer certains pendant les réunions de la Confrérie. Sous l’impulsion de Damien et sa femme Sandra, ils ont émis l’idée que si la liste collégiale était une bonne idée, pourquoi pas élargir le cercle de la Confrérie, histoire de créer un lien plus solide entre les gens du village. Je trouvais l’idée complètement stupide mais elle plaisait au vieux Hervaud et Petra. Fred n’avait pas vraiment d’avis. Les tensions entre Petra et moi étaient toujours là, mais plus calmes. Je savais qu’elle et Sylvie se voyaient de temps en temps. J’étais même plutôt content qu’elles restent amies malgré tout. Finalement je n’en voulais pas tant à Petra, c’était toujours son mari que je détestais. Encore plus après qu’il ait interdit à Milo de me laisser entrer dans le Café des Sports… J’étais banni de l’établissement. Le vieux Jeannot, le pilier de comptoir que j’avais menacé, était trop effrayé pour revenir. Du coup… Bref, après de longs débats, la Confrérie s’est ouverte à quelques personnes. Aux début, des amis de Sandra et Damien, puis d’autres gens. Pour rester cohérent avec la Confrérie des origines, le vieux Hervaud a proposé qu’on fasse des voyages à Agartha par groupe de cinq personnes. Il aurait été étrange d’emmener plus de monde en une fois et peut être que le Roi aurait pris ça comme une invasion. Je trouvais que c’était plutôt cohérent même si j’étais de plus en plus en retrait avec cette Confrérie 2.0 et je voyais bien que Fred aussi. On me reprochait de ne pas aider les autres à comprendre la dimension cachée, de ne pas être dans l’initiation. J’ai donc prétexté qu’on devrait créer une « caste des Anciens », pour qu’on sache bien qui était là avant et qui détenait le savoir. Petra a directement refusé, les autres l’ont suivie. Elle y voyait une volonté de créer de la verticalité dans la Confrérie. Bien sûr qu’il en fallait. Ces nouveaux arrivaient sans rien savoir, et on devrait se sentir comme des frères… L’horizontalité tenait quand on était 6. A 20 c’est déjà autre chose. Pendant les réunions, je me foutais ouvertement de la gueule de tout le monde. Je les détestais pour la plupart. Une bande de blaireaux qui se prenaient pour des philosophes à développer des grandes idées sur Agartha… Mais vous êtes tous ridicules! Aux vues de ma réputation dans le village et de mon attitude au sein de la Confrérie, certains nouveaux membres se demandaient pourquoi j’en faisais partie… J’avais l’impression qu’ils essayaient de me remplacer, mais j’étais là depuis longtemps moi. Bande de merdes.
Voyant que je perdais le contrôle de la situation et le peu d’assise que j’avais sur le groupe, j’ai décidé de sortir la carte UVB-76. Avec tous les chamboulements dans ma vie et dans le village, j’avais gardé ça pour moi. Mais il était temps que ça sorte. Un soir, devant tout le monde, j’ai donc annoncé ce que j’avais découvert sur cette radio. La Confrérie était divisée, ne savait pas vraiment ce que ça voulait dire. Les voir s’agiter comme ça… C’était grisant. J’ai adoré ce moment qui fut très bref, puisqu’au final les membres en ont conclu qu’il y avait bien plusieurs Pierre Noire dans le monde, ce qui n’était pas vraiment étonnant. Les voir rester de marbre face à cette bombe, c’était impensable. Réveillez vous les mecs, c’est incroyable ce truc là. Les russes testent sûrement des trucs avec la Pierre et on arrive même pas à savoir ce que c’est! J’avais l’impression d’être la seule personne à se poser les bonnes questions. Le lendemain, Fred est venu chez moi. Il voulait entendre de ses oreilles la radio russe. Il avait cet air résigné que je connais si bien. Il m’a avoué que finalement, il pensait comme moi, qu’ouvrir la Confrérie à ce point avait été une mauvaise idée. Et que le fait de ne pas se soucier du mystère UVB-76 prouvait bien que la Confrérie s’était perdue. C’est ce soir là qu’on a décidé qu’il fallait opérer un schisme. Quitte à être deux. Comme à l’époque du lycée. Le week-end d’après, on a mis en place un laboratoire caché qui nous servirait pour faire des expérimentations plus poussées et on est parti en guerilla.
J’avais demandé à Sylvie de ne rien dire sur le fait qu’on cherchait à avoir un enfant. Et je pense que j’ai bien fait. Ca faisait 3 ans qu’on essayait et je me refusais à consulter pour trouver une solution. J’étais sûr que ça n’était pas de ma faute. Ou plutôt… J’avais terriblement peur que ça soit moi le problème… Et à cause de ça, je n’arrêtais pas d’accuser Sylvie d’avoir pris une pilule de merde qui lui avait flingué son système. C’était plus simple. En 2015 donc, après l’avoir provoqué une énième fois là dessus, elle a fondu en larme. C’était la première fois. Quelque chose s’est brisé. Je me suis pris à me dire que c’était étonnant qu’elle ait tenue jusque là… Mais je n’avais aucune idée de quoi faire. J’ai attendu qu’elle se calme. Puis j’ai cédé, le lendemain on a été faire un test de fertilité. Pour Sylvie, tout était normal. Par contre, moi… C’était autre chose… C’était impossible pour moi de lui donner un enfant… Le retour en voiture a été très silencieux. Personne n’osait parler. Mes oreilles n’arrêtaient pas de bourdonner, je n’entendais que le sang frapper à mes tempes. Des vrais tambours. Le soir Sylvie a brisé le silence et finalement on a discuté. Enfin, c’est elle qui a parlé. J’ai fait semblant d’écouter. Elle essayait de savoir ce que je ressentais, mais c’était compliqué pour moi de faire le tri. Puis elle a évoqué l’idée d’adopter… Quelle connerie. Tout sauf ça. Les gens parlaient déjà assez sur notre dos, pas besoin d’en rajouter… Je ne pouvais pas leur laisser ce plaisir.
Le pire dans tout ça, c’était la peur. Peur qu’elle me quitte pour cette raison, ou alors qu’elle fréquente quelqu’un d’autre. Après tout, un mec stérile c’est pas forcément le truc le plus excitant du monde. Cette peur prenait de plus en plus de place, une vraie phobie. J’étais devenu jaloux à un point qui était invivable pour tous les deux. Dès qu’elle sortait voir Petra, je l’appelais sans arrêt. On se parlait de moins en moins. Et c’était compliqué pour moi de me regarder dans une glace.
Je passais de plus en plus de temps avec Fred. Pour être en accord avec les idéaux de la Confrérie, la Pierre Noire était gardée dans un coffre fort, dont tous les membres avaient le code. Le coffre était caché dans une grange abandonnée qui appartenait à la famille du vieux Hervaud. Personne d’autre ne pourrait tomber par hasard sur la Pierre. Avec Fred, il nous arrivait d’aller l’emprunter, sans rien dire, pour faire des voyages mais uniquement à deux. On y faisait de véritables expéditions, tentant de comprendre qui étaient vraiment les habitants de cette région invisible. On faisait de longues marches, en se basant sur les descriptions du carnet de Gravet, pour y découvrir les choses si étonnantes qu’il avait observées. Des forêts aux plantes de cristal, des animaux ressemblant à des rubans volants, des oiseaux de la taille d’insectes. On avait noté des orages interminables dans les zones sombres pendant la fin du mandat du maire, avec tous les troubles de Viveroche. Puis ça s’était calmé. Finalement les perturbations ont recommencées quand on s’est lancé dans notre aventure.
Venir à Agartha uniquement tous les deux était une façon de se réapproprier les lieux. On se sentait vivant. Ce qu’on ramenait dans notre monde, c’était souvent des végétaux. Une fois, j’ai tué un animal sous les yeux de Fred, qui m’en a un peu voulu. Mais l’occasion était trop belle, on se devait d’étudier les formes de vies, voir comment elles fonctionnent, de l’intérieur. Les règles telles que Gravet les avait établie étaient simples. On ne devait pas ramener d’animaux, ne pas déranger les habitants outre mesure, ne jamais les forcer, et aussi éviter les zones sombres. Les raisons de cette dernière interdiction étaient plutôt floues. Mais ce qu’on en apercevait ne donnait pas envie de s’y aventurer. Des nuages sombres, avec des reflets pourpres planaient au dessus d’un paysage désolé. Puis une forêt aux arbres décharnés. Rien d’accueillant. En tout cas, les règles n’avaient plus court pour nous. On était au dessus. Et ramener un animal provenant d’Agartha ne m’embêtait pas.
Même si je devais prendre une vie pour ça.