Quelques semaines plus tard, Fred est arrivé au labo après être allé faire une course à Viveroche. En me rejoignant il m’a dit qu’il avait entendu des gens parler de nous deux. Qu’on n’avait plus le droit à nos prénoms. Que les gens nous appelaient Kaufman et Monnier. Comme au lycée quoi. Ca nous a fait marrer. On a pris ça comme un titre honorifique. On était deux quarantenaires vivant comme des jeunes de vingt ans, se lançant à corps perdu dans des recherches délirantes, entre exploration, observations au microscope et écoute radio. C’était certainement une des meilleures période de ma vie. J’avais l’impression de donner un second souffle à notre amitié. Qu’on pouvait combler le vide de ces 6 années où j’avais été loin du village. C’était comme si rien n’avait changé. Fred avait même ramené sa platine et sa collection de vinyle. On buvait jusqu’à pas d’heures en écoutant Soundgarden, Eels et surtout Téléphone. Tout ça avait un sens. Je me sentais terriblement en vie. Pour la première fois depuis des années, j’avais l’impression d’avancer. Chez moi, à la maison, c’était vide. Et froid. Je préférais rester au labo. J’avais même proposé à Fred de retenter le voyage jusqu’à Munich mais il avait refusé. Un jour je l’ai rejoint dans notre planque et je l’ai surpris en train de pleurer. Quand il m’a entendu, il a vite séché ses larmes et m’a fait un grand sourire, les yeux rouges. J’ai toujours été surpris par la rapidité avec laquelle certains peuvent changer d’expression pour cacher leurs pleurs. Aussi vite que si ils mettaient un masque souriant sur leur visage. Mais les yeux les trahissent toujours. On en a jamais discuté. Jamais…
Peu de temps après, en rentrant chez moi pour prendre des affaires, le téléphone de Sylvie a sonné. Je n’avais même pas remarqué qu’elle était là. Elle a décroché, d’un ton enjoué et s’est refroidie aussitôt. Petra avait appelé sur le téléphone de ma femme parce que je ne répondais pas à ses appels. Elle voulait me parler, c’était urgent. Forcément Sylvie me l’a passée. Au bout du fil, la voix de Petra était dure. Elle voulait absolument que je vienne avec Fred à une réunion exceptionnelle de la confrérie. J’allais dire qu’on ne viendrait pas mais apparemment mon pote avait déjà dit qu’il serait présent. J’étais piégé, obligé d’y aller. J’ai raccroché et rendu son portable à Sylvie. Elle m’a jeté un regard noir. « Qu’est-ce que tu fous ? » m’a-t-elle demandé. Je n’ai pas vraiment compris la question. Ma femme voulait savoir ce que je faisais, pourquoi je ne dormais plus beaucoup à la maison. Et pourquoi seulement sur le canapé. Elle a commencé à pleurer. Je n’avais pas envie d’avoir cette discussion. Vraiment pas. J’ai toujours vu ce genre de moments comme une expérience de la relativité. Le temps s’étire, ralentit. Jusqu’à se figer. Pour le pire. Les murs se rapprochent, la pièce devient trop petite, pour finalement se remplir de négativité et de ressentiments. On est vite à l’étroit, on étouffe, la gorge nouée par les mots qu’on retient, qui pourraient sortir et blesser. Je me sentais observé par les fantômes de nos souvenirs heureux, regardant avec incompréhension ce que nous étions devenu. Des étrangers. « Louis, qu’est-ce que t’es en train de faire bordel ? » m’a-t-elle dit avec une voix de spectre. Dernière question. Puis le silence. Trop long. J’ai tourné les talons et j’ai dormi dans le lit cette nuit là. Sylvie, elle, est restée sur le canapé.
A mon réveil, elle dormait encore. Enfin, elle faisait semblant. Et j’ai fait semblant de ne pas m’en rendre compte. Je suis sortie pour aller travailler. Le soir, c’était la réunion avec la Confrérie. Ou plutôt, le procès. On était accusé Fred et moi, de faire n’importe quoi avec la Pierre. Tout s’est déroulé dans la grange du vieux Hervaud. Il y avait deux chaises en plein milieu et le reste de la Confrérie en face. Comme dans un tribunal. La séance a commencé et c’est Damien qui a parlé en premier. Je lui ai vite coupé la parole en demandant pourquoi on était pas entre « caste des anciens», pourquoi on devait se faire interroger devant le reste de la Confrérie. Fred lui, s’est ouvertement foutu de sa gueule. On faisait front tous les deux. Le vieux Hervaud a pris la parole à son tour, plus calme, mais plus ferme aussi. On devait s’expliquer. Fred s’est levé et a demandé pourquoi on devait rendre des comptes. Après tout, la confrérie avait été créée pour explorer et comprendre la dimension cachée. C’est ce qu’on faisait, plus activement qu’eux d’ailleurs. Petra a demandé à Fred de s’asseoir, en faisant bien exprès de l’appeler Kaufman. C’est là qu’elle a mis un terme à notre amitié. Elle a expliqué que les habitants d’Agartha commençait à être méfiant et que les zones sombres devenaient plus actives, s’amplifiaient. Et c’était forcément de notre faute… Tout le monde dans l’assemblée à commencer à nous accuser. Ridicule. Bref, je me suis levé aussi de ma chaise, et j’ai commencé à gueuler. Je n’allais pas me laisser faire la morale par un groupe de gens qui connaissaient l’existence de la Pierre Noire depuis moins de 6 mois. Le ton a commencé à monter et le fils Thiriet m’a dit de fermer ma gueule, avec un ton assassin. Il est sortie du groupe pour s’avancer et se planter droit devant moi. L’adrénaline était au plus haut. Je lui ai dit de rester où il était mais il m’a poussé deux fois en demandant ce que j’allais faire. J’ai dit un truc comme « reste tranquille sinon je vais m’énerver ». Je m’étais rarement battu alors que lui… Bref, je me souviens parfaitement de ce qu’il a répondu. Il a dit texto : « T’énerver Monnier ? Tu veux faire le dur, jouer au mec ? Alors que t’es même pas foutu de faire un gosse à ta femme ? ». J’étais soufflé. J’ai juste demandé « Pardon ? » parce que je ne savais absolument pas quoi répondre. Il m’a poussé une dernière fois, m’a regardé et a fait demi tour en laissant échapper un « C’est bien ce que je pensais ». Le reste s’est passé si vite. Mon esprit a cessé de réfléchir de façon rationnelle. J’ai agi par réflexe. Je me souviens juste d’une sensation froide dans ma main. Quand Thiriet m’a tourné le dos, j’ai pris le premier truc qui m’est passé sous la main et je lui ai éclaté sur le crâne, devant tout le monde. C’était une vieille bouteille en verre. Je me souviens juste du son, du sang, et des regards horrifiés. Thiriet est tombé au sol, j’ai couru jusqu’à ma caisse et je suis parti en trombe.
J’ai passé la nuit dans ma voiture garée dans les bois, caché. C’était l’hiver et j’avais du mal à me réchauffer. Mon portable était éteint. Personne ne savait où j’étais. Dans l’obscurité de l’habitacle, je n’arrêtais pas d’ouvrir et de fermer le poing qui avait saisi la bouteille. Je tremblais. Je ne supportais pas de voir mes yeux dans le rétroviseur alors je l’ai arraché et explosé sur le tableau de bord. Et finalement, je me suis endormie, épuisé. Une nuit sans rêves ni repos…
Au réveil, l’horloge de la voiture indiquait 5h48. Les autres avaient peut-être appelé les flics mais je n’avais pas envie de me rendre. Je suis allé chez moi pour prendre quelques affaires. Je savais exactement où me cacher ensuite. Mais j’ai dû faire trop de bruits parce que Sylvie est descendu pour savoir ce que je faisais. S’en est suivie une discussion… Enfin… Une engueulade… Elle m’a demandé pourquoi je faisais autant de bruits. J’ai répondu par une autre question. « Pourquoi t’as eu besoin de baver? Hein? Ca te fait marrer de dire à tout le monde que j’ai rien dans les couilles? » je lui ai demandé. Je ne me contrôlais plus. Elle ne comprenait pas de quoi je parlais. Alors je me suis rapproché d’elle, en lui demandant des explications. Pourquoi Thiriet avait fait référence à ma stérilité? Je l’ai saisie par le bras en lui gueulant dessus. Elle avait les larmes aux yeux. Elle m’a dit qu’elle avait juste dit qu’on cherchait à avoir un gamin, c’était tout. Mais j’ai vu rouge… Je lui ai demandé de me dire la vérité, en lui tenant fermement le bras. Elle pleurait en me disant que je lui faisais mal. Et puis… Je l’ai poussé par terre. Elle est tombée violemment et s’est cognée la tête contre un meuble. Et j’ai vu de la terreur dans son regard. De la colère aussi. Je me suis précipité pour m’excuser et la relever. Elle m’a hurlé de ne pas la toucher, est monté dans la chambre, et s’y est enfermée. Quand elle est ressortie, c’était une valise sous le bras. Elle m’a dit qu’elle allait chez sa mère et qu’elle ne reviendrait pas avant une semaine, le temps que tout se calme. Sylvie a pris sa voiture et est partie.
Je n’ai pas essayé de la retenir. Elle avait pris la meilleure décision… Je ne savais pas que j’étais capable de faire ce genre de choses… J’ai pleuré, seul, si seul au milieu de la cuisine. J’avais réussi. J’avais donné raison à tout le village de détester le nom Monnier. Je n’arrivais pas à me reconnaître. Ma part sombre avait fait surface et j’en avais envie de vomir. Une bile acide qui brûle la gore. Est-ce que j’étais destiné à faire le mal autour de moi ? A devenir un virus qui détruit tout ce qu’il touche ? Je m’étais battu toute ma vie pour essayer de m’intégrer, de faire oublier mon nom, mon héritage… Et finalement, tout ça pour quoi? Mais c’était malheureusement tout ce qui me restait. Ce maudit nom. En me privant de mon prénom, on m’avait privé de mon libre arbitre. Comme si je ne pouvais être rien d’autre qu’un Monnier… J’ai passé un long moment dans ce silence détestable que le chant des oiseaux au dehors peinait à faire disparaître. J’étais épuisé. Et puis, j’ai eu une idée. J’allais tout arranger. Faire disparaître cette noirceur en moi. Guérir Viveroche de son virus.
J’avais besoin de passer au labo. En arrivant, j’ai vu que Fred y était déjà. Il était furieux. Avec mes conneries, on était banni de la Confrérie. Par acquis de conscience j’ai demandé comment allait Thiriet. Il avait été soigné et c’était juste quelques points de suture, rien de grave. Mais tout le monde était contre moi. Et tout le monde me cherchait. J’ai demandé à Fred où était la Pierre, que j’en avais absolument besoin. Il m’a dit que le vieux Hervaud la gardait chez lui à présent. Je ne sais plus très bien pourquoi, il m’a parlé de Sylvie. J’ai déballé mon sac en expliquant ce qui s’était passé chez nous, la dispute, la chute, ma… violence… Et là Fred m’a dit qu’il ne pouvait pas me laisser partir, que j’étais aller trop loin et que je devais me rendre à la police ou chez un psychiatre. Deux agressions en si peu de temps… Mais c’était impossible. J’avais besoin d’aller à Agartha une dernière fois, d’aller dans les territoires interdit. Je n’étais pas coopératif, pas du tout. Le ton est monté et Fred m’a pris par le col. Je me suis débattu et j’ai réussi à m’extraire. Dans un coin traînait un de ses fusil de chasse. Je l’ai pris et j’ai mis en joue mon meilleur ami, mon frère. Il devait me laisser partir ! Je devais pouvoir réparer mes erreurs ! J’ai reculé en le gardant en joue. Il m’a dit froidement que devais surtout me faire soigner. C’est ce que j’allais faire. Je suis sorti en courant du labo et je suis partie en voiture me perdre dans les bois, là où personne ne me trouverait.
Même si j’avais un plan très précis en tête, j’ai passé cette journée à être dans un autre monde, à divaguer dans la neige, à m’y rouler comme un animal. Un désert blanc. Les minutes qui passaient jouaient au yo-yo. J’ai repensé à ce souvenir d’enfance, où on jouait à la chasse au dahu. J’avais perdu mon groupe de vue et je me suis retrouvé seul dans la forêt. C’était de jour, mais j’ai le souvenir d’un bois assez sombre. Dans la neige, aucune trace du groupe… J’ai marché comme ça pendant un temps et j’ai cru voir un dahu, qui devait simplement être un cerf. Je me souviens m’être caché derrière un arbre, parce que j’avais peur qu’il vienne me voir. Quand je suis sorti de ma cachette, il n’était plus là. Puis j’ai commencé à pleurer. Je me suis dit que ça devait être pénible de vivre comme un dahu, constamment chassé par des enfants… Sa vie semblait si triste. J’ai erré dans la forêt un temps et puis j’ai vu les autres enfants sortir d’un buisson en se moquant de moi. C’était une farce depuis le début et ils n’arrêtaient pas de chanter « Monnier a chialé, Monnier a chialé».
Ce souvenir là fait partie de mes souvenirs les plus déplaisants. Quand j’y repense, ils me mettent tellement mal à l’aise que les images qui me viennent sont verdâtres, pleine de grains comme si elles avaient été capturée par une mauvaise camera super 8, loin de la douceur des vidéo clips vintage qu’on voit ressurgir sur internet. Ces souvenirs sont poisseux. Collant. Et me laissent une impression physique sur la peau. Du gras presque corrosif.
Dans ce désert blanc, après ce souvenir en super 8, j’ai ressenti le besoin de me laver avec la neige, frénétiquement, pour faire partir cette pellicule de graisse imaginaire. J’ai frotté fort, comme avec un gant de crin. Si fort que je me suis griffé au sang, et que des gouttes sont tombées sur le sol enneigé. Dans ce délire étrange, j’ai eu peur que mon sang contamine le sol. J’ai pris une poignée de cette neige tâchée, et je l’ai avalé, doucement. Le virus ne s’était pas propagé.
Le reste de la journée est très floue. Plus de l’ordre de la sensation.
Je me suis réveillé à cause du froid. J’étais allongé au sol. Le soleil commençait à se coucher. J’ai pris le chemin de ma voiture direction la maison du vieux Hervaud. C’était le moment parfait. Je me suis garé pas très loin, avec assez de visibilité pour voir quand les lumières s’éteindraient. Le vieux se couchait avec les poules donc vers 21h, couvre feu. J’ai attendu une heure de plus pour être sûr qu’il dorme à point fermé. La rue était déserte, le quartier, tranquille. La serrure a été facile a fracturer. J’avais appris à faire ça pendant ma fugue. C’était une petite maison. Je me suis glissé à l’intérieur en utilisant la torche de mon téléphone pour y voir plus clair, en la cachant avec ma main pour éviter qu’elle n’attire l’attention de l’extérieur. Sur la cheminée, il y avait des vieilles photos de famille, des trophées de ski de fond. La Pierre n’était pas dans la cuisine, pas dans la salle à manger. Dans la salle de bain peut-être ? Rien non plus. C’était forcément la chambre. La porte n’était pas fermée, j’entendais le vieux Hervaud ronfler depuis le couloir. J’ai enlevé mes chaussures pour faire moins de bruit. J’ai éclairé faiblement la pièce pour voir la géométrie des lieux. La Pierre était posée sur une chaise à côté du lit. Je suis rentré dans la chambre en faisant le moins de bruit possible, en essayant de me caler sur le ronflement du vieux. Il en faisait un bordel… J’ai saisi la Pierre et je suis parti aussi vite et discrètement que j’ai pu. Pas le temps de remettre mes chaussures, je suis retourné pieds nus à ma voiture. Mais j’avais la Pierre.
Avant de disparaître complètement, j’avais besoin de passer une dernière fois à la maison de ma mère. J’ai parcouru la maison à la lumière de mon portable. Ca m’a rappelé quand petit, je descendais avec une lampe torche pour aller aux toilettes parce que j’avais peur du noir. A l’étage je me suis allongé sur mon lit, dans ma chambre d’ado. Il y avait encore les posters. J’en ai eu les larmes aux yeux. Si enfant j’avais su ce que ma vie deviendrait… Le nombre de mauvaises décisions que j’avais prise pour arriver jusqu’ici, à cet instant précis. Peut-être que je n’aurais jamais dû revenir à Viveroche… Le mal était fait, il fallait le réparer. Puis je suis allé voir la chambre de ma mère. C’était rare ces moments où je sentais le silence comme quelque chose de doux. Comme si en y dormant, ma mère avait chargé positivement les murs de cette chambre, elle qui priait si fort tous les soirs.
De la maison familiale, je n’ai emporté que trois bouteilles de Fraxinelle et une photo de ma mère et moi. J’ai garé ma voiture en pleine forêt et j’ai marché pendant longtemps jusqu’à la vieille tour d’observation. C’est d’ici que j’écris ces lignes. Il est 3h du matin, et je note des trucs dans ce carnet depuis 4 heures, pour essayer de faire le point. Cette semaine ressemble à un cauchemar. La journée d’hier et d’aujourd’hui sont passées horriblement vite… J’ai pris un marqueur et laissé un graffiti énorme UVB-76. Fred saura que c’est moi. Si jamais il arrive jusqu’ici… Le feu me réchauffe difficilement mais je tiens le coup. Ca serait dommage d’avoir une hypothermie maintenant. Après une bonne nuit de sommeil, je partirai pour Agartha, et si ça se passe comme prévu, tout devrait se régler. Demain, j’irai dans la zone sombre. Et si il y a bien là bas tous les maux de Viveroche, alors ma part d’ombre doit y être et je pourrais la tuer.
Demain, tout ira mieux.