C’était une fin d’après-midi de carte postale, de photo prise avec un appareil jetable, qui sentait bon la sincérité et la chaleur estivale. Quelque chose de simplement rassurant. La nature se paraît d’ambre et d’or dans la lumière de cette soirée où les grillons chantaient doucement. Depuis la terrasse de la maison de ma grand-mère, j’avais vu sur les hauteurs de Rochecorbon. J’adorais prendre le thé dehors à ce moment de la journée, depuis la fenêtre de mon appartement. Mais ici, c’était encore mieux. Je restais debout, sans rien dire, à m’emplir de tranquillité. J’étais venu vider le grenier de mon aïeule pendant trois jours et c’était mon dernier soir ici.
« La théine, ça n’aide pas vraiment à dormir, tu es au courant Antoine? » Dit ma grand-mère d’une voix douce. Elle s’était assise dans un des fauteuils derrière moi, sans que je m’en rende compte.
– Oui je sais, mais ça n’a pas l’air d’avoir d’effet sur moi. Je dors comme un bébé, répondis-je en allant m’asseoir près d’elle.
– C’est l’air de la campagne…
– C’est surtout parce que je porte des trucs lourds toute la journée, je suis rincé. »
Le silence s’installa. Nous avions passé ces trois jours ensemble, sans réellement se parler. Je ne savais pas vraiment quoi lui dire.
« Tu auras fini demain tu penses? Demanda ma grand-mère.
– Oui sans soucis. Juste quelques cartons à ranger et puis passer un coup de balai.
– D’accord, répondit-elle. J’aime bien venir m’asseoir là le soir. Ca me rappelle quand ton grand-père était encore là. Lui il prenait du café le soir. Mais un déca, attention. Comme ça il dormait bien.
– Tu ne m’as jamais dit comment vous vous étiez rencontré, demandais-je en comprenant qu’elle voulait discuter plus que les jours précédents.
– Oh c’est plutôt simple. Il m’a fait la cour pendant un bal, voilà tout. On s’est vite mariés mais ça a tenu bon. »
Ma grand-mère arbora un sourire ambigüe. Entre nostalgie joyeuse et profonde mélancolie. Leur mariage avait duré 56 ans, puis vint la nuit où il s’éteignit dans son lit, paisiblement. Je me souviens du moment où les pompiers sont venus le chercher. Puis l’enterrement. L’église aux pierres froides, le cimetière sous le soleil. Une foule de contraste. Mon aïeule avait porté du noir pendant l’année qui suivit.
« Aujourd’hui c’est rare un mariage qui tient aussi longtemps, continuais-je.
– C’est une question de génération. Vous, vous pensez que dès que votre copine n’achète pas les bonnes céréales le matin, c’est terminé. La vie est plus compliquée.
– Oh tu exagères, répondis-je amusé.
– A peine. Enfin peut-être… On avait aussi notre lot de dispute avec ton grand-père, tu sais. Mais on savait s’y prendre pour recoller les morceaux. On avait une technique secrète…
– C’est-à-dire?
– Tu me prendrais pour une folle, répondit-elle en riant doucement.
– Ca pourrait peut-être me servir ! »
Ma grand-mère se tourna vers moi, en regardant le vide, visiblement pour chercher ses mots. Au début de leur mariage, pendant une soirée qui ressemblait à celle-ci, mes grands-parents étaient assis sur le perron de leur ancienne maison, pour boire un verre dans l’air doux du soir. Elle me décrivit avec précision la robe qu’elle portait et l’élégance de mon grand-père, mais ne retrouva pas le motif de leur dispute. C’était leur première vraie querelle, après quatre années de vie commune. Selon elle, la pomme de la discorde devait être un sujet futile. L’ancienne maison donnait sur un champ dont personne ne s’occupait. Et alors que le ton montait, ma grand-mère s’interrompit soudain.
Je pris avec énormément de recul ce qu’elle me raconta ensuite. Cette dame de quatre-vingt six ans passés avaient été croyante pendant son enfance mais avec l’âge, était devenue petit à petit agnostique et avait parfois un discours d’athée, au grand dam de son mari. Quand elle m’expliqua que ce soir là, ils aperçurent une sphère rouge voler doucement au dessus du champ derrière chez eux, j’eus la conviction que ma grand-mère me racontait, avec toute l’honnêteté et la mesure possible, une histoire réellement vécue. Le choix des termes et son hésitation ne laissaient aucuns doutes.
Ce globe carmin était lisse, fait d’une matière gélatineuse. Ma grand-mère le compara à une boule de mozzarella, mais beaucoup plus grosse. Selon elle, cet objet devait avoir un diamètre entre 2,5 et 3 mètres et volait à 5 mètres au dessus du sol, sans bruits. Quand mes grands-parents baissèrent la voix pour regarder passer cette sphère étrange, ils n’entendaient rien à part le bruit du vent dans les arbres et le chant des oiseaux. La gorge nouée, tous les mots s’entassaient dans la bouche de ma grand-mère et sortaient dans un flot saccadé. Mes grands-parents restèrent là, enlacés, dans une étreinte rassurante à regarder passer cette chose à la fois douce et effrayante. Elle me décrivit longuement les sensations pendant qu’elle serrait mon grand-père de tout son être. La texture de son polo, son rythme cardiaque étrangement bas, le son de sa propre robe dans le vent. Des choses simples mais qui retranscrivaient la situation avec justesse.
D’où pouvait provenir cet objet? Un nuage inconnu? Un OVNI? Une manifestation divine? Ma grand-mère balaya cette dernière hypothèse. Elle prit un moment pour me décrire comment la lumière frappait la sphère, l’étrange translucence à sa surface. Le temps s’étirait, et dans ce tableau expressionniste d’un soir d’été, cette vision pourpre prenait des accents de poésie. Quand l’objet disparu derrière les arbres, mes grand-parents sautèrent dans la voiture pour le suivre. La sphère semblait doucement accélérer et ils durent passer par des chemins à peine tracer pour continuer la filature. La végétation devenant plus épaisse, ils perdirent sa trace. Mon grand-père fît demi-tour pour essayer de la retrouver. Ils passèrent trente minutes à rouler dans la campagne silencieuse, sans succès.
Ils rentrèrent, sans rien se dire. Puis allèrent au lit, et discutèrent toute la nuit en se demandant ce que ça pouvait bien être. Et pendant qu’ils parlaient, ils oubliaient la nature de leur dispute. Les mains l’une dans celle de l’autre, ils s’examinèrent un temps, en se disant que même si ils ne comprendraient sûrement jamais ce qui venait de se produire, ils avaient vécu ça ensemble. Mon grand-père en avait presque été ému aux larmes. Cette expérience extraordinaire devint le ciment de leur relation, leur secret longtemps gardé, qu’ils se répétaient à l’oreille les soirs d’été. Et quand les querelles de couples revenaient, ils décidaient de prendre la voiture, de rouler dans la campagne tourangelle pour se rappeler ce fameux soir où ils avaient poursuivis une orbe d’un autre monde. Mais surtout, ils savaient qu’à leur retour, ils retrouveraient ce regard sur l’oreiller, celui qu’ils avaient vu chacun dans l’oeil de l’autre. L’éclat d’un amour véritable et absolu.
« C’était ça notre technique secrète. Faire un tour en voiture dans les alentours. C’était si simple mais ça symbolisait tant de choses… » dit alors ma grand-mère pour finir cette histoire qu’elle avait gardé tant d’années. Le soleil avait décliné, il serait bientôt l’heure de rentrer mais j’avais envie de prolonger ce moment de complicité. Pourquoi s’est-elle confiée ce soir là, je n’ai jamais osé demandé. Ca restera un mystère, un des plus beaux.
« Mamie, tu es fatiguée ce soir? Je veux dire, tu comptes te coucher tôt?, demandais-je alors.
– Pas spécialement, je vais sûrement lire un peu.
– Et si à la place on allait faire un tour en voiture? Qu’est-ce que tu en penses? »
Elle accepta d’un geste de la tête, les larmes aux yeux. C’était la première fois que je discutais autant avec ma grand-mère.
Nous avons pris place dans la voiture, à la recherche des fantômes et des souvenirs. A la tombée du jour, quand le paysage revêt sa robe indigo, nous avons parcouru en riant la campagne de cette Touraine mystérieuse qui laissera sur mon coeur la plus belle des cicatrices.