Il y a des films dont l’apparente simplicité cache quelque chose de plus grand. Comme si, en se déroulant, la linéarité du récit se pliait en une multitude d’arabesques, pour accoucher d’une oeuvre labyrinthique. Et quand, au sortir du dédale, on regarde en arrière, l’envie d’y retourner devient aussi obsédante que celle de comprendre le chemin parcouru. Le réalisateur Mamoru Oshii est un des architecte de ces labyrinthes hypnotiques et entêtants. Connu pour des films comme Ghost In The Shell ou encore Patlabor, le cinéaste ne s’est pas uniquement illustré dans l’animation puisqu’il a aussi réalisé des longs-métrages en prise de vue réelle comme The Red Spectacles et Stray Dogs Kerberos Panzer Cops. Le plus abouti de ses films « live action » reste Avalon où l’on retrouve toutes les thématiques qui fascinent son auteur.

Mamoru Oshii est né à Tokyo en 1951 dans le quartier populaire d’Omori. Les nombreuses disputes entre ses parents poussent sa mère à fuir régulièrement la maison avec ses enfants. Oshii lui, reste avec son père au chômage qui l’emmène souvent voir des films si bien qu’il a l’impression de vivre dans les salles obscures. Naturellement, le futur réalisateur en vient à penser que « le cinéma est le refuge des laissés-pour-compte ». Pendant cette période, il voit surtout des Chambaras (films de samouraïs), des films de gangsters et de science-fiction. Son premier choc liant cinéma et politique est une projection du film Rapport sur la lutte à Haneda sortie en 1967. Le film de Shinsuke Ogawa enquête de façon très détaillée sur le meurtre d’un jeune manifestant au cours d’affrontements avec la police anti-émeutes lors d’une manifestation contre la coopération du Japon avec les Etats-Unis lors de la guerre du Vietnam. Cette prise de conscience politique va amener Oshii, alors au lycèe, à fréquenter des mouvements étudiants ainsi que des groupuscules d’extrême gauche, révolutionnaires et vaguement terroristes. Lui qui ne se considère pas marxiste revendique pourtant moins d’autoritarisme de la part du gouvernement. Ses parents habitent à l’époque au rez-de-chaussée d’un immeuble. La chambre de Oshii, dont une fenêtre donne sur la rue, devient un bunker pour sa petite faction révolutionnaire et sert de QG pour des réunions clandestines. Découvert par la police, Mamoru est désavoué par sa famille, et tue le temps dans la ligne de train circulaire de Yamanote. Tout en observant le paysage par la fenêtre, il élabore des ébauches de scénarios pour de futures histoires et refait le monde dans des visions violentes. Il dira de cette période « Comme je ne savais pas comment changer le monde, je désirais la guerre civile plutôt que la révoltuion. ».
Durant ses études de cinéma, il découvre les films d’arts et d’essais européens, et dévore les filmographies de réalisateurs tels que Andrzej Wajda, Jerzy Kawalerowicz, Jean-Pierre Melville et Andreï Tarkovski. Sous influence de La Jetée de Chris Marker, il réalise des courts métrages en 8 mm. Il achète ensuite une caméra 16 mm, qu’il emmène partout pour faire des prises de vue. Quand un ami étudiant lui demande de montrer ses rushs, Oshii est bien obligé d’avouer la triste réalité: il n’a pas d’argent pour s’acheter de la pellicule et « tourne » sans bandes. Sa carrière dans l’animation débute un peu par hasard en 1978, quand il est embauché par le studio Tatsunoko d’abord pour faire des story boards, puis pour réaliser des épisodes de la série Kenta. Par modestie et manque de conviction, il laisse la réalisation de Lupin: le Château de Cagliostro à Hayao Miyazaki. Un an plus tard, en 1979, il fonde le studio Pierrot avec d’anciens membres de la Tatsunoko. Il y fait ses armes en tant que réalisateur et collabore avec celui qui sera son scénariste attitré: Kazunori Ito (créateur, entre autres, de la série .Hack). Le duo travaille sur Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson ainsi que sur la série fleuve Lamu. Oshii réalisera d’ailleurs deux longs-métrages tirés de la série: Lamu: Only You et Lamu: Un rêve sans fin. C’est avec ce dernier, qu’il écrit également, que le réalisateur trouve son style. A sa sortie, le film n’est pas le succès escompté et Oshii quitte le studio Pierrot pour devenir indépendant.
En 1984, il est associé à la production de Dallos, le premier OAV (Original Animation for Video) de l’histoire. Un film uniquement destiné à l’exploitation vidéo, en DVD ou VHS à l’époque. Le récit est composé de 4 segments de 30 minutes que Oshii réalise en collaboration avec Kazunori Ito au scénario et son mentor Hisayuki Toriumi. Dallos est un succès commercial et permet au réalisateur de se jeter, avec le peintre Yoshitaka Amano, dans la création de cette oeuvre étrange qu’est L’Oeuf de L’Ange. Ce film de 71 minutes est un poème d’une beauté phénoménale et enivrante inspiré par la perte de foi d’Oshii. En effet, celui qui traînait avec des milieux d’extrême gauche au lycée fit paradoxalement la rencontre à la même époque d’un étudiant musicien et chrétien. En le fréquentant, le futur réalisateur s’est intéressé au christianisme et au récit biblique jusqu’à penser à entrer dans un séminaire. Finalement, une crise existentielle l’éloigna de sa foi, pour la perdre complètement. Il pense tout de même que le cinéma doit avoir une dimension sacrée. On comprend mieux les différents symboles chrétiens et surtout l’atmosphère désespérée qui se dégage de L’Oeuf de L’Ange.

Deux ans après, il réalise son tout premier film en prise de vue réelle: The Red Spectacles. Il s’agit du premier film de la série des Kerberos Panzer Cops, décrivant un univers uchronique au sein duquel le Japon se voit doter d’une force de police spéciale quelques années après avoir été occupée par l’Allemagne Nazie. Le film aura une suite en « live action » en 1991, Stray Dogs et une autre en animation, qui reste la plus connue de la série, Jin-Roh, la brigade des loups, réalisé par Hiroyuki Okiura et écrit par Oshii.
En 2001 sort Avalon, le film en prise de vue réelle le plus ambitieux d’Oshii. Le long-métrage se passe dans un lieu incertain à une époque indéterminée. Dans cette société aux couleurs de dystopie, une partie de la population gagne sa vie en jouant à Avalon, un jeu vidéo illégal sur lequel les joueurs branchent leur cerveau, provoquant addiction et pouvant plonger les individus dans un état végétatif: les non-revenus. L’héroïne, Ash,est une des meilleures joueuses d’Avalon, mais depuis la dissolution de son ancienne équipe, les Wizards, elle évolue seule dans le jeu. Elle rencontre par hasard un ancien co-équipier, Stunner, qui lui apprend que le chef de leur équipe, Murphy, est devenu un non-revenu. Il aurait tenté d’accéder à un niveau secret du jeu. Ash décide de suivre les traces de son ancien chef et se met en quête d’un personnage du jeu appelé Ghost qui guiderait les joueurs vers le niveau caché, la Classe Spéciale A.
Avalon devait initialement se dérouler au Japon. Mais la cinéphilie d’Oshii et son ambition pour le film l’ont amené à changer d’endroit pour établir un tournage en Pologne, un lieu, selon lui, « chargé d’histoire et d’insurrections ». En repérage, le réalisateur retrouve les décors de films qui ont nourris son imaginaire. Il se sent chez lui, dans ce pays qui a vu naître de grandes révoltions sociales et cinématographiques. Le scénario est signé Kazunori Ito, l’alter ego créatif de Oshii. Au départ, Ash devait être un personnage masculin. Mais une réécriture de dernière minute l’a changé en personnage féminin qu’interprète magnifiquement Małgorzata Foremniak. Le nom « Avalon » est l’île où sont déposées les âmes des guerriers, dans de la légende arthurienne. Oshii et Ito utilisent ce mythe comme toile de fond pour faire de la Classe Spéciale A, le Graal pour tout joueur du jeu.
L’obsession qui irrigue toute la filmographie de Oshii est la question du réel, du virtuel et de la diminution de porosité entre ces concepts. Au fond, y a-t-il véritablement une frontière entre les deux? Pour le cinéaste, dans un monde encapsulé par les simulacres et la technologie, le réel tend à être parasité par le virtuel jusqu’à disparaître complètement. La lenteur du récit d’Avalon laisse place à l’exploration des décors, et permets d’identifier les incursions du virtuel dans le réel. Ainsi quand les passants fuient à toutes jambes à cause des tanks dans les rues d’une ville numérique d’Avalon, les habitants du monde réel sont des silhouettes fantomatiques habillant plus l’espace qu’ils ne l’habitent, ressemblant à des PNJ (Personnage Non Joueurs) de jeu-vidéo. D’ailleurs dans la scène où Ash sort pour la première fois du centre de jeu, le long mouvement de caméra qui la suit peut faire penser à des prises de vue dans un décor précalculé (dans un jeu-vidéo, le décor affiché est calculé au préalable, ne demandant aucun calcul en temps réel par la machine). Des motifs de répétition augment ce sentiment d’intrusion du virtuel, comme la séquence du tramway par exemple où les habitants sont toujours à la même place. Au fur et à mesure du récit, le réel s’estompe jusqu’à laisser des pages blanches dans les livres qu’Ash achète pour se renseigner sur la geste arthurienne. Oshii enfonce le clou en faisant disparaître complètement le chien de l’héroïne, le basset étant le plus grand indicateur de matérialité dans l’oeuvre du cinéaste.
Selon lui, il était impensable qu’Avalon soit un film d’animation. Il devait être tourné en prise de vue réelle. « S’il est possible avec les techniques modernes d’injecter subtilement de la virtualité dans le monde concret, le contraire est beaucoup plus délicat » dit Oshii. Bien sûr, on pense aux scènes de batailles dans Avalon où un simple mouvement de caméra révèle que certains éléments sont des plaques en deux dimensions (les explosions, le personnage du Ghost). Dans le jeu, le motif qui permet de mettre en évidence le virtuel est la façon dont les personnages disparaissent avant de mourir. Certains se vitrifient avant de se briser, ou comme Murphy, se disloquent en spirale de lumière. Mais Oshii adapte sa mise en scène pour aller bien plus loin. Ses équipes ont utilisé des effets visuels pour altérer cette sensation de réalité, afin d’abolir les repères des spectateurs (comme la scène où Batou hackent les yeux des yakuzas dans Ghost In The Shell 2). C’est ainsi que le ciel prend une couleur « télévision calée sur un émetteur hors service » dans certains plans ou qu’il paraît presque trop net par rapport au reste du décor dans d’autres. Oshii va pousser son fétichisme jusqu’à retoucher les expressions de l’actrice qui incarne Ash, ses battements de cils et les ombres sur son visage. Le cinéaste est arrivé à mettre sa thèse en image en poussant plus loin le langage cinématographique à l’aube du cinéma numérique.
On le sait, Oshii est un réalisateur érudit, puisant son inspiration autant dans l’art que dans la philosophie. Si le questionnement sur l’effacement de la réalité est omniprésent, c’est surtout un outil pour en interroger les implications dans les systèmes oppressifs. Car si Avalon semble à ce point cryptique, c’est sûrement parce que son propos est bien plus politique qu’il n’y paraît et que le diable se cache dans les détails. A la fin du film, au lieu de nous demander ce qui est réel ou non, il vaudrait mieux s’intéresser aux engrenages qui déforment la réalité. On sait que le jeu a été rendu illégal par un certain pouvoir en place et même si il n’y a aucune mention d’une quelconque dictature dans le film, le récit d’Avalon semble se passer dans un univers dystopique. La ville ressemble à celle du début de Stalker, film auquel Oshii reprend plusieurs motifs. On y retrouve le même traitement de la colorimétrie (du sépia à la couleur) et la quête vers un endroit caché, le tout sous les conseils d’un guide. Dans le film japonais, le pouvoir est invisible, pas de police ou d’armée, mais les marqueurs de son emprise sur la société sont nombreux. Les rares scènes où Ash à des interactions sociales, on comprend que la population est en grande paupérisation. Quand elle rencontre Stunner, c’est dans une immense soupe populaire où tout le monde paye par carte de crédits (virtualité comme outil de soumission) et mange des repas peu appétissant. L’héroïne est la seule a avoir de la monnaie physique. Le prêtre va d’ailleurs considérer Ash comme une privilégiée aux vues des ingrédients qu’elle utilise pour nourrir son chien. Le jeu lui a permis de s’élever socialement en lui rapportant de grandes sommes d’argent. Avalon est décrit par Oshii et Ito comme un military-RPG, avec des classes d’un RPG classique (guerrier, voleur, prêtre, etc). Quand on connaît l’admiration du scénariste pour Le Seigneur des Anneaux, on peut se demander pourquoi il n’a pas fait de son univers virtuel, un vrai monde d’héroïc fantasy. Avalon est très certainement un jeu militarisé servant à faire planer l’ombre du conflit sur la population, un outil de pouvoir afin de maintenir un climat de peur pour contrôler la société. (prophétisant ainsi les sociétés privées de The Sky Crawlers). D’ailleurs, même si Avalon est un jeu-vidéo offrant un monde virtuel, les séquelles physiques sont présentes. Quand Ash va rendre visite à Murphy, on a l’impression d’entrer dans un hôpital de guerre, exposant des stigmates d’un conflit réel. La société décrite dans Avalon ressemble à une société d’après une stratégie du choc, théorisée par Naomi Klein. Dans son essai La Stratégie du Choc, l’autrice soutient que des chocs psychologiques subvenus après des désastres contribuent à l’émergence de réformes économiques et politiques ultra-libérale. Ici, le choc est sans doute l’apparition du jeu lui même.
La scène qui donne le plus de clefs de compréhension du film est celle où Ash va rejoindre le prêtre dans une tour abandonnée. Celui-ci lui pose une question simple: « Tu sais quel est le meilleur jeu? ». Il explique que c’est un jeu qui semble impossible à finir, mais qui ne l’est pas. Le jeu Avalon rapporte de l’argent. Mais pour être rentable, il faut que la majorité des joueurs en perde. Oshii et Ito ont construit ce jeu comme une métaphore du fonctionnement des sociétés modernes, favorisant la réussite individuelle (Ash et sa carrière lucrative) à celle en équipe (la chute des Wizards). Mais pour que le jeu soit « le meilleur » il fallait un niveau caché, une fin, un but à atteindre. Et c’est exactement à cela que sert la Classe Spéciale A. Pour y accéder, il faut être d’un certain niveau, donc avoir joué énormément. Le niveau caché sert d’appât pour rendre le jeu toujours plus attractif et y passer de plus en plus de temps, ce qui est bénéfique aux Neuf Soeurs. On croit accéder au Graal quand on arrive dans la Classe Spéciale A, mais on joue finalement le jeu des créateurs d’Avalon. C’est une prison dorée où le virtuel paraît plus réel que le réel même. Ca n’est pas un hasard si ce niveau est appelé Classe Réelle et qu’elle a nécessité une optimisation des collectes des données. La mise en scène change d’ailleurs du tout au tout, devient naturaliste, avec des sons du quotidien. Les passagers du métro semblent plus vivants que ceux rencontrés dans le monde réel. La simulation est parfaite. La nature factice se révèle dans un contraste saisissant quand Ash tue Murphy et disparaît comme dans le jeu, pourtant seul moment où un personnage est maculé de sang. Avant de mourir, l’ancien chef des Wizards se demande ce qu’il y a de mal à trouver cet endroit réel. Dans son désir d’éprouver la réalité toute entière, il se laisse tirer dessus, afin de ressentir une dernière fois quelque chose.

Oshii, dans sa volonté de ne jamais expliqué son oeuvre, admets s’être demandé si le Ghost qu’on voit à la fin était un ange ou un démon. Il est probable qu’il soit les deux. Ange car il permet aux joueurs émérites de goûter à une simulation de la réalité, en couleur, plus réel que le réel. Démon car il piège les joueurs pour en faire des appâts, comme une cible pour ceux qui viendront ensuite. Il est d’ailleurs probable que en entrant dans la Classe Spéciale A, Ash devienne également une non revenue. Les corps ne représentent que des enveloppes, dont on peut extraire la vitalité pour faire vivre la machine.
Avalon est une oeuvre rare, dont le premier visionnage laisse groggy mais qui reste en mémoire. C’est un labyrinthe majestueux et froid qui analyse avec brio les engrenages du virtuel, s’efforçant de s’éloigner d’une vision binaire et polarisé du discours moral habituel. Oshii offre une fresque hautement politique à portée philosophique dont le vertige existentiel porte la marque des grands cinéastes.
SOURCES :
– Livret du DVD écrit par Bertrand Rougier
– http://www.panorama-cinema.com/V2/article.php?categorie=9&id=487