Crédit image: Moon Surface, wallpapercave.com
« Je parie qu’on est à deux cents… trente… cinq kilomètres de la zone, c’est ça?- demanda Ivan.
– Bon ça suffit maintenant, tu nous gonfles ! Lui répondit Yukio, visiblement agacé.
– Tu préfères peut-être jouer au jeu des animaux? Aya t’en dis quoi?»
Je ne relançais pas. Ivan se glissa au fond de son siège dans un silence gêné. Le cockpit exigu du petit rover arrivait difficilement à contenir notre angoisse. Le crash avait aiguisé mon stress façon couteau japonais. La mission initiale était pourtant simple. La base voulait qu’on aille chercher les débris d’un satellite autour de la lune de TOI 700b, une exoplanète du secteur 12. L’objet avait pris de plein fouet une pluie de petites météorites. Dans l’espace, ce genre de collision fait beaucoup plus de dégâts que de la grêle sur une carrosserie de bagnole. C’était un sale boulot mais bon, on était surtout intéressé par la prime des heures sup’. La mégacorpo Olcott ne payait pas très bien ses éboueurs de l’espace… En voulant rattraper un morceau de l’engin, on s’était trop approché de la surface de la lune et nous avions été pris dans son champ gravitationnel. Matériel défectueux ou défaillance système, on ne saura jamais pourquoi l’alarme ne s’est pas déclenchée. Foutu tas de ferraille. 30 ans que le Nomad était en service, sans réelles réparations et voilà où ça nous avait mené. Ces enfoirés de cadres déboursaient le minimum pour l’entretien des navettes. Mais cette mission de sauvetage allait leur coûter encore plus cher.
C’était notre premier crash à tous les trois. On s’en était plutôt bien sorti. On avait mis du temps à comprendre que le Nomad avait décroché. Quand on s’est aperçu que le débris du satellite accélérait, c’était trop tard. Le vaisseau chutait tranquillement, dans un flottement infiniment long. On a bien sûr envoyé un message de détresse qui a été intercepté. C’était comme prendre un rendez vous avec une ambulance pendant le carambolage. Tout s’est passé lentement. On a utilisé toute la puissance des propulseurs pour éviter les dégâts. Je connaissais Ivan depuis neuf ans. Yukio depuis cinq. C’était des anciens élèves de l’armée qui s’étaient fait virer pour insubordination, comme la boîte avait l’habitude d’en embaucher. Des petits mecs à qui l’espace manquait. Je savais que je pouvais compter sur eux. On s’était relayé pour enfiler nos combinaisons, au cas ou. Le sol défilait de plus en plus vite sous le vaisseau, jusqu’à devenir une surface uniforme et floue. Les réacteurs ont permis de prendre une trajectoire correcte, mais le Nomad a glissé sur 100 mètres avant de faire un ou deux tonneaux. On s’en est sorti avec des égratignures mais la cabine était dépréssurisée. Sans se poser de question, on a sauté dans le rover pour s’y mettre à l’abris. La lune avait été partiellement cartographiée par le satellite qu’on était venu chercher. Les secours viendraient nous récupérer dans un cratère à 450 kilomètres du site du crash. A peine le temps de reprendre nos esprits, le rover filait déjà droit vers le point de rendez-vous.
Nous roulions depuis trois heures déjà. Aucune atmosphère ici. L’horizon de roches bleues ardoise tranchait net avec le noir profond de l’espace. C’était moi qui conduisait. On avait quitté une plaine pour s’enfoncer dans un canyon escarpé et en ressortir une centaine de kilomètres plus loin. Depuis le dernier pari d’Ivan, on entendait plus que le gravier claquer contre la carlingue. Le rover tressautait, parfois violemment. On avait qu’une seule crainte, c’était que les chaînes des roues cassent. Sans moyen de communication, on se serait retrouvé bloqué, au beau milieu de nulle part, sur une lune déserte… Le paysage était maintenant parsemé de cratères. « Aussi grêlé que le visage de Staline », avait dit Ivan. Première fois qu’on avait vraiment ri depuis l’accident.
« A votre avis, ces montagnes là- bas, elles sont à quelle distance de nous? Demanda doucement Yukio. »
-Sans référentiel et sans brume sèche, impossible de dire, ai-je répondu. Elles peuvent très bien être à 300 mètres comme a plusieurs dizaine de kilomètres… »
Tout ça donnait le vertige. Le temps se dilatait. J’avançais pied au plancher, et pourtant, chaque fois qu’on sortait d’un cratère, j’avais l’impression qu’on faisait du sur-place. Est-ce qu’on arriverait jusqu’à la zone de sauvetage? C’était la question que personne n’osait formuler. En sortant de ces montagnes russes après 45 longues minutes à vous donner la nausée, on a commencé l’ascension d’une petite colline, et c’est au sommet qu’on les a vu. J’ai freiné sec de surprise. Mes collègues et moi avons retenu notre souffle. On était face à une anomalie. C’était à la fois compliqué et très simple à décrire. Devant nous, dans la plaine immobile, se dressaient une cinquantaine de monolithes grisatres. Ma seule réaction a été de rire du nez, comme après une mauvaise blague. Qu’est ce que c’était que ce bordel? Qu’est ce que ça foutait là? On a tout de suite compris que ça n’était pas des formations géologiques. Ces trucs avaient été manufacturés, taillés ou… peu importe. Ca n’était pas naturel. Ce qui nous a frappé c’était la taille de ces machins. Ils étaient démesurément immense. On s’en est rendu compte en s’en approchant doucement. C’était comme entrer sur le territoire des titans. Quelque chose de mythique, un sentiment inexplicable. La base des monolithes devaient faire une quarantaine de mètres. La hauteur avoisinait les cent vingt. Le rover était minuscule à côté, un jouet pour enfant. On s’est arrêté au pied du premier. Il nous bloquait complètement la vue.
« Il faut aller voir ça de plus près, ai-je alors dit.
-Aya ça va pas? T’es folle? On a pas le temps pour ça ! S’exclama Yukio.
-Tu veux passer à côté d’un truc pareil? On est certainement les premiers à découvrir ces… machins. C’est l’espace de cinq minutes.
-Moi je suis pour, dit Ivan les yeux plein de malice.
-Allez-y si vous voulez, moi je reste dans le rover. »
Ivan et moi, on est passé à l’arrière, on a enfilé nos combinaisons et on est sortit avec la même excitation que des gamins le matin de Noël. Des tas de questions fusaient dans ma tête. Où étaient les propriétaires? Est-ce que c’était vraiment de la roche ou alors on avait peut-être à faire à des entités minérales douées de conscience, endormies paisiblement sur cette lune? J’ai posé un pas, puis deux sur le sol poussiéreux. Ca faisait un bien fou de se tenir enfin droite, après des heures recroquevillée dans cette cage à lapin. Ivan aussi s’étirait.
« Yukio, tu nous entends? Tu devrais au moins sortir pour te dégourdir les jambes, j’essayais de le convaincre.
-Laisse le Aya, il ne viendra pas, cracha l’intercom grésillant.
-T’as raison… Au fait Ivan, ta caméra, pense à l’allumer. Si on ne filme pas, personne nous croira. »
Les combinaisons étaient toutes équipées de petites caméras pour attester que le boulot avait été fait correctement. Les cadres de chez Olcott adoraient nous fliquer. Ivan s’avançait déjà. Il était proche de la base. Les monolithes s’enfonçaient profondément dans le sol et il fallait lever bien haut la tête pour apercevoir le sommet. J’ai faillit en perdre l’équilibre. La surface n’était pas tout à fait lisse. Difficile d’en définir la matière. J’ai fait le tour par un côté, Ivan de l’autre. Arrivé derrière, le rover était hors de ma vue. La sculpture occultait la lumière du soleil. Au milieu de l’immense rectangle d’ombre grand comme un terrain de foot, je n’entendais plus que ma respiration matte dans le scaphandre. Un sentiment de solitude m’envahit. Les autres monolithes dispersés dans la plaine faisaient tous la même taille. On aurait dit un cimetière où reposaient des géants.
« Aya tu devrais venir voir ça, me dit Ivan par intercom » Je m’empressais de le rejoindre. Il me montra une petite niche sur le flanc droit de l’immense objet. Elle était rectangulaire et la paroi semblait translucide. C’était difficile d’y voir clair, elle était plongée dans la pénombre. J’ai alors allumé ma frontale. A l’intérieur, la surface était bien d’un matériaux différent.
« Revenez vite! Il se passe quelque chose! Cria Yukio à l’intercom » Ivan et moi avons alors échangé un bref regard et on a détalé en direction du rover. On a alors vu ce qui effrayait Yukio. La face du monolithe émettait des flashs lumineux. Comme un gigantesque stroboscope. Ca crépitait frénétiquement, mais la lumière n’était pas aussi vive qu’on l’aurait pensé. On pouvait aisément regarder sans être ébloui. Un spectacle d’un autre monde. Littéralement. On ne savait pas ce que ça voulait dire alors on a sauté dans le sas de décompression. Le temps de rentrerdans le cockpit, on a regardé ces éclairs incroyable sans bouger, puis tout s’est arrêté.
« Qu’est-ce que vous avez foutu? C’est un mécanisme de défense à votre avis? Demanda Yukio ».
J’ai alors expliqué ce qu’on avait fait, que j’avais éclairé un trou qui a activé le monument. On s’est calmé et quand on a vu que rien d’autre n’avait bougé, j’ai dit qu’il fallait y retourner. Les autres n’étaient pas d’accord. Je n’ai pas écouté et j’ai remis ma combinaison. Ivan s’est senti obligé de me suivre. « Tu vas aller sur le flanc et allumé ta lampe comme je l’ai fait d’accord? » Lui ai-je alors demandé. Il s’est exécuté. Le ballet de crépitements a alors repris. Nous avons refait l’expérience cinq fois. Il y avait très clairement une séquence qui se répétait dès que Ivan activait le monolithe. Le temps manquant pour essayer les autres, j’ai tout filmé et nous sommes remonté dans le rover. Yukio aux commandes, nous avons contourné le champ de stèles titanesque et nous sommes repartis, direction la zone d’évacuation. Personne n’osait jeter un coup d’oeil aux monolithes. Pendant qu’Ivan et Yukio émettait des théories pour savoir ce que ces trucs pouvaient bien être, j’ai regardé en boucle ce que j’avais filmé. J’étais incapable de me détacher de ces images, j’essayais de percer leurs mystères. Bizarrement, derrière l’aspect effrayent de l’inconnu se dégageait une forme de poésie. Nous sommes arrivés sain et sauf à la zone d’évacuation. On a pas parlé tout de suite de notre découverte. C’est quand on a dû faire notre rapport sur le crash qu’on a décidé de montrer les images. La gueule des types en face. C’était hilarant. Olcott a décidé de nous donner quelques jours de vacances. On s’est demandé ce que tout ça allait changer. Je veux dire, pour l’humanité. Finalement, c’est en lisant les journaux que j’ai pu continuer à suivre les événements. La mégacorpo avait envoyé une équipe de scientifique sur la fameuse lune. Tous les monolithes répondaient aux stimulis lumineux. Ce qui était étonnant, c’était que chaque objet produisait une séquence de flashs différente. La durée aussi était inégale. La plus longue faisait 1h17 exactement. La nôtre ne devait pas dépasser les 5 minutes. Un gars du nom de Judge avait traduit les séquences lumineux en fréquence sonore. Dans l’article, on pouvait en entendre un extrait. C’était une sorte de bourdonnement, dont on pouvait aisément comprendre que c’était un langage. Des mots inintelligibles bien sûr. A qui pouvait bien appartenir cette langue? Le cosmos est vaste, et il serait impossible de dire si on pourra un jour avoir la réponse à cette question. Le papier se finissait par la conclusion que les monolithes étaient sûrement des sortes de livres audio, et que cette plaine était une proto bibliothèque à ciel ouvert. La seule note poétique de l’article.
Judge va avoir un prix nobel.
Ni le nom d’Ivan, ni de Yukio ou le mien n’a été mentionné dans le journal. Il est juste dit au détour d’une ligne que des éboueurs de l’espace ont donné l’alerte.
Depuis, une seconde Bibliothèque a été découverte dans le secteur 42. Le langage reste un mystère indéchiffré.