Dans un caisson de flottaison

Je suis un immense fan de Altered States.

Les séquences hallucinées que le film propose sont restées imprimées sur ma rétine dès le premier visionnage. Cette romance sur fond d’expérimentation psychédélique m’avait rappelé mes années en école de cinéma où je me passionnais pour Les Portes de la Perception d’Huxley, Castaneda ainsi que pour les théories de Terence McKenna. L’identification avec le personnage de William Hurt dans sa quête psychonautique était évidente. 

Je n’ai jamais été porté sur la drogue mais les récits visionnaires m’ont toujours fasciné. Et dans Altered States, ces états de conscience altérée ne sont pas uniquement dus à un psychotrope, c’est surtout grâce à un caisson d’isolation. Le film s’ouvre d’ailleurs sur cette image, celle du corps d’Eddie Jessup flottant dans un tube de cuivre, des lunettes de plongée obstruant sa vision, arborant un léger sourire, le tout dans un silence complet. C’est de cette privation des sens que naîtront les visions. Dans la deuxième partie, le tube est remplacé par un véritable caisson noir en métal luisant qui rappelle presque le monolithe de 2001, l’Odyssée de l’espace. J’ai longtemps rêvé d’essayer ce genre d’expérience, et si je pensais à l’époque que l’isolation sensorielle devait se pratiquer uniquement pour des études scientifiques sur le cerveau ou par des adeptes du new age, j’aimais l’idée qu’un jour peut-être, je pourrais tenter l’aventure intérieure. 

L’année dernière j’ai découvert qu’il y avait des centres de flottaison à Paris. J’allais fêter mes 30 ans en décembre, je décidais que c’était l’occasion rêver pour me faire ce cadeau. 

Le rendez vous était fixé. Le premier week-end de février. 

Mais laissez moi vous expliquer plus en détails le concept du caisson d’isolation sensorielle. C’est une sorte de cocon clos, rempli d’eau saturée en sel d’Epsom dans lequel on se plonge, et la solution salée va permettre de flotter sans difficulté. La température est celle du corps, on a donc l’impression d’être en complète suspension sans subir la pesanteur. Le caisson est plongé dans le noir et le silence complet. On se retrouve dans un environnement où il n’y a aucuns stimulis extérieurs. Le chercheur en médecine John Cunningham Lilly a développé les premiers caissons en 1954 dans le cadre de ses travaux sur la conscience. Il a conclu que cette pratique accroissait l’expérience sensorielle sans intervention extérieure et plongeait les sujets dans un niveau de relaxation totale, à l’instar de la méditation. Dans les années 80, énormément de gens avaient des caissons chez eux ou allaient dans des instituts pour en profiter. La position à l’intérieur du dispositif permet de relâcher complètement les muscles car reposant uniquement dans l’eau. Une séance, des endorphines sont naturellement libérées et on observe une réduction de l’anxiété et du stress. Aujourd’hui on utilise plutôt l’expression caisson de flottaison, sans doute pour casser la connotation négative du terme « isolation ». Le design n’est plus le même non plus, le bloc métallique noir a été remplacé par une bulle en résine blanche tout droit sortie de Tron, beaucoup plus accueillante. 

Le jour j, je me suis rendu au centre de flottaison, tout près de Bastille, en oubliant dans mon impatience mon pass Navigo chez moi. J’ai donc dû prendre un ticket de métro, ce qui ne m’était pas arrivé depuis des lustres.

Dans le centre régnait une chaleur agréable, quoiqu’un peu étouffante. Le petit hall d’entrée avait des teintes pastelles. Un faux tronc et des plantes ajoutaient une touche végétale à l’ensemble. Je fus accueilli par un homme dans la vingtaine, au sourire paisible et à la voix douce. Il me demanda de regarder une courte vidéo d’introduction et de choisir une musique parmi celles proposées. La liste allait de « voyage en altitude » à « chants  tibétains », avec comme idée d’installer une ambiance de relaxation. Mon choix se porta sur « pluie d’orage sur toit ». Le jeune homme de l’accueil se leva pour préparer la pièce où se trouvait la bulle de flottaison, et je remarquais avec amusement qu’il portait short et claquettes. Debout, il avait plus l’air d’un maître nageur qu’autre chose, et davantage quand il prit son balai pour éponger l’eau qui restait après le passage du dernier utilisateur du caisson.

Après la courte session de nettoyage, il me fit entrer pour m’expliquer comment allait se passer la séance. La musique serait diffusée pendant 15 minutes, ce qui me laisserait le temps de prendre une douche, et de commencer la flottaison. Dans le caisson, il y avait deux boutons. Un pour la lumière, l’autre pour les urgences. Le jeune homme me conseilla d’éteindre, mais on pouvait tout aussi bien laisser la lumière à l’intérieur du caisson, celle ci affichait d’ailleurs toutes les couleurs de l’arc en ciel et changeait à intervalle régulier. Une fois installé à l’intérieur, je devais prendre une position allongée. Une frite en mousse se trouvait sur le côté pour soutenir les cervicales, au besoin. A la fin, la musique se rallumerait ainsi que la lumière et que j’aurais encore 15 minutes pour prendre une nouvelle douche afin de me nettoyer de la solution saline. Le port de boules quies était recommandé pour éviter d’avoir du sel dans les oreilles quand la tête est à moitié immergée.

Le jeune homme me rappela avec bienveillance que la séance devait servir à me détendre et que j’allais être coupé du monde pour me retrouver avec moi même pendant 1 heure. Puis il sortit et me laissa seul. Commença alors la musique, et une pluie d’orage se fit entendre. Je pris ma douche avec la rapidité de l’impatience et ouvrit alors le caisson. La lumière se reflétait dans l’eau et les changements de couleurs donnaient un aspect irréel à la scène. J’entrais dans le cocon puis referma derrière moi. Tout en sachant ce qui allait se produire, il était à la fois surprenant et amusant de flotter sans difficultés une fois sur le dos. L’eau mélangée au sel d’Epsom donnait un liquide légèrement visqueux. Je pris mes marques dans ce nouvel environnement, fis un test avec la frite pour soutenir ma nuque, mais gêné par ce corps étrangé, la reposa. Une grande inspiration, et mes muscles se détendirent.

J’éteignis la lumière dans le caisson, puis la musique se tut. L’expérience pouvait commencer.

Privé de mes sens, je flottais dans le noir complet. C’était extrêmement étrange de se retrouver ainsi, nu et vulnérable, dans un endroit aussi chaleureux qu’inconnu. Sans aucuns stimulis extérieurs, mon cerveau commença à s’imaginer des choses. Bientôt j’eus l’impression de dériver sur une mer placide sans fin, aux eaux noires abyssales, scrutant un ciel sans étoiles. Puis un flash de lumière à droite, léger, presque imperceptible. Tout ça n’avait rien de désagréable, au contraire. J’étais venu pour ce genre de sensations après tout. Je mis quelques minutes avant de chasser toutes mes pensées, et le temps commença à se dilater. Pour jouer le jeu à fond, je me concentrais sur ma respiration, en essayant de me détendre au maximum. Mes yeux se fermèrent petit à petit et je commençais à somnoler.

J’alternais entre éveil et torpeur, avec pour seule sensation une extrême douceur. Après ma première petite sieste, je vis en ouvrant mes paupières que le voile de néant devant moi se fragmentait. A trois endroits naissaient des déchirures en forme de cristal de roches. L’abysse se faisait grignoter par des minéraux ou bien se transformait pour donner des macles pourpres. C’était la première couleur que je voyais depuis que j’étais immergé ici. J’étais d’ailleurs incapable de savoir depuis combien de temps je flottais.

Au réveil de ma seconde sieste, la nuit devant moi se mit à gonfler, pour devenir une bulle, puis un appendice irisé en noir et gris. Le motif évoluait par à-coups en partant d’un point précis. A ce moment, j’étais sûr que cette excroissance était consciente, et qu’elle tentait de me sonder. J’acceptais cette idée sans réelle peur, en me demandant pourtant si je pouvais être digne de ce qu’elle recherchait. Puis vint la troisième sieste. Et ce rêve.

Cette fois, ce fut de ma propre conscience dont il était question. Sans doute à cause de ma privation sensorielle, mon rêve me fit glisser hors de mon corps et propulsa mon esprit dans le temps, très loin en arrière sans comprendre exactement comment ni pourquoi. L’air s’échauffa et de cet abîme vertigineux naquit l’univers entier. J’assistais au Big Bang et au balais chaotique des énergies se mêlant aux corps incandescents. Le magma du cosmos jaillissait devant moi en gerbes flamboyantes. Il serait impossible de décrire ce que je ressentais à ce moment là, car privé de corps, les sensations n’avaient rien de physique. C’était plutôt un fourmillement intellectuel, un ravissement inouï. Devant moi se peignait aux pigments d’hélium, d’hydrogène et de lithium ce qui devint le tableau prodigieux de l’univers connu. J’étais libre de me balader dans ce musée où les galaxies éclataient en feu d’artifice de bulles translucides, où les quasars scandaient en morse un chant dont les paroles sont intraduisibles. Un spectacle d’une beauté labyrinthique, dont le sens est caché dans les recoins d’un dédale infini.

Plus l’univers s’étendait, plus ma conscience grandissait, en ramification, jusqu’à former une immense toile d’araignée cosmique. Le voile de la réalité se troubla quelque peu, quand une question germa dans mon esprit. Est-ce que tout ça était bien l’univers que je connaissais ? Cette interrogation fut chassée par la création de la vie, et je me rapprochais de la Terre pour assister à l’éclosion des premiers êtres, au chaos de leur balbutiement. Tout allait de plus en plus vite. Bientôt les premiers hommes, puis les premières civilisations. Des empires se faisaient et défaisaient en un clin d’oeil. Voir toutes ces vies, comprendre toutes ces âmes m’emplit d’une vague d’empathie à la limite du supportable. La vitesse ne cessait d’accélérer et je reconnus bientôt la Terre de mon époque.

Le bruit de la pluie d’un orage sur un toit me sortit de mon rêve. J’ouvris les yeux. Toujours dans le noir. Puis du bleu monta lentement dans le caisson, dessinant la ligne d’eau, et le contour de mon corps. J’eus l’impression de vivre une renaissance, dans un drapé d’une douceur fabuleuse. Au dehors la lumière se ralluma et le retour à la réalité fut assez violent. L’eau chaude de la douche était désagréable, le contact du savon froid me fit frissonner, et mes vêtements semblaient rêches. Il fallut un petit temps d’adaptation.

De retour dans le hall, l’employé du centre m’accueillit avec le même sourire doux. Il me proposa de rester un peu. Si je le souhaitais, je pouvais prendre un thé ou une infusion. Ce que je fis. J’avais besoin d’un sas de décompression après cette expérience extraordinaire. Assis confortablement dans un canapé moelleux, j’essayais de faire le point sur ce que j’avais ressenti. Même si le réveil était un peu rude, je me sentais relaxé et détendu, comme rarement je l’avais été. Je me mis à sourire en repensant à mon rêve du Big Bang, un sourire sincère et franc.

Mon thé fini, je me levais pour demander au jeune homme quelle était l’hallucination la plus folle qu’on lui avait confié après une séance. Il me parla d’une femme expérimentant une sortie de corps, puis d’autres choses plus consensuelles. Je gardais mon rêve ou mon hallucination pour moi et sortit en disant tout haut « à bientôt » sans même savoir pourquoi.

Dehors, la rue ressemblait à une rue normale, le bruit ambiant était celui d’une ville standard, mais j’avais l’impression de ressentir le tout plus lentement qu’auparavant.

Je devais reprendre le métro pour rentrer chez moi. J’ai donc pris un nouveau ticket de métro qui me sembla de taille différente. Plus long qu’à l’accoutumée.

Le trajet n’avait rien d’inhabituel. Le métro marqua tous les arrêts. La cinquième marche de l’escalier de mon immeuble grinçait toujours de la même façon, le verrou opposait toujours la même résistance au second tour de clef, ma bouilloire était toujours rouge. Je posais mes affaires et décidais de mettre un vinyle, quelque chose de calme pour rester dans l’ambiance. Quand on connaît un album par cœur, on peut aisément anticiper la chanson qui viendra après celle qu’on est en train d’écouter. C’est ce qui se passait normalement avec « V » de The Horrors. Après Machine, la troisième piste, j’aurais dû entendre Ghost. Mais la face B du vinyle s’arrêta là. Surpris, je regardais la pochette pour savoir si je ne m’étais pas trompé. Elle faillit me tomber des mains quand je vis que Ghost n’était pas dans la tracklist. Je cherchais frénétiquement sur internet pour savoir dans quel album cette chanson pouvait bien être. Je n’en trouvais trace dans aucune des applications de streaming. Google était formel, The Horrors n’avait jamais composé de chansons appelée Ghost. J’étais pourtant capable de la chanter ! C’était impossible d’avoir inventé une chanson. Je me souvenais du tempo, de l’ambiance, de cette montée incroyable dans la deuxième partie. Mon rythme cardiaque s’est alors accéléré.

J’ai commencé à faire les cents pas dans mon appartement sans comprendre ce qui se passait, essayant de trouver d’autres signes de changement. Ce passage dans le caisson, ce rêve avait effacé une chanson d’un de mes groupes favoris. Qu’avait-t-il effacé d’autre? Et qu’avait-t-il ajouté? Peut-être quelques centimètres sur le ticket de métro. Mais quoi de plus? 

Je suis assis depuis une heure dans mon canapé, marmonnant en boucle une chanson qui n’existe pas.

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