Crédit image Ville de Tours – V. Liorit
L’architecture des gares m’avait toujours donné la nausée. Ces enchevêtrements de poutres en métal et l’acoustique grassement gutturale me dégoutaient au plus haut point. Et pourtant, en attendant ma correspondance, je m’étais endormi sur ce siège froid à peine confortable. J’avais sombré pendant deux heures dans un sommeil que même les annonces incompréhensibles des hauts parleurs n’avaient pas troublé. Quelles géométries obscures avaient bien pu m’hypnotiser pour que je rate mon train? S’endormir ainsi dans un lieu de passage aussi laid était inadmissible pour quelqu’un comme moi. Mon apparence interdisait qu’on me prenne pour un SDF, mais tout de même. Je portais en effet un long manteau en laine d’une qualité exceptionnelle. La finesse des mailles était le secret d’un couturier Strasbourgeois. La coupe, raffinée et moderne, m’offrait une allure élégante et je ne regrettais en aucun cas le prix indécent que j’avais dû payer. J’étais d’ailleurs surpris que personne n’ait pensé à subtiliser ma sacoche, elle aussi d’un cuir exceptionnel.
La gare de Tours était un cul-de-sac. Presque tous les trains y étaient terminus. Il était 20h30 passées et les quais étaient quasi vides. Je me suis dirigé d’un pas vif vers les guichets qui étaient bien sûr fermés. J’ai fait demi tour pour aller voir aux bornes si il y avait d’autres trains pour Rennes dans la soirée. Pas un seul. Le prochain était le lendemain, à 6h45. Avec en prime une correspondance au Mans. Si je détestais les gares, celle du Mans était au sommet de la pyramide de bile qui servait d’échelle. La pensée de m’y retrouver était aussi appétissante que des tripes servies à même le sol des toilettes d’un bar de Pigalle après minuit. Mais bon, les affaires sont les affaires et je ne pouvais pas me permettre de rater le rendez-vous de demain. Sur le moment, l’option de prendre un covoiturage m’a traversée l’esprit. Mais me retrouver dans un espace clos avec des inconnus aux conversations inintéressantes pendant quatre heures, avec comme seule échappatoire un saut hors de la voiture en plein milieu de l’autoroute, non merci. Mon manteau était trop précieux pour que je risque de l’esquinter. Je me retrouvais seul sur cette plage inconnue, comme un naufragé, invisible pour les navires voguant à l’horizon sur cette mer métallique. Je décidais donc de donner une chance à Tours, cette ville chère aux coeurs de Balzac et de Rabelais.
Il me fallait trouver un endroit pour dormir. Après quelques recherches sur internet, mon dévolu se porta sur l’hôtel du Cygne, dans la rue du même nom. Nous étions en décembre, et il faisait déjà nuit depuis longtemps. En sortant de la gare, je devais traverser la place du Général Leclerc et sa faune nocturne. Au milieu trônait une fontaine en forme de barque renversée dont les jets d’eaux mouillaient la coque. Avec un peu d’imagination, on pouvait y voir le dos d’un cétacé continuellement arrosé pour maintenir l’animal en vie hors de l’eau. En passant tout près, une étrange sensation monta petit à petit en moi, comme un impression de déjà-vu, aussi lointaine que le souvenir d’un souvenir. Cette place me disait quelque chose. En arrivant de l’autre côté, l’image d’une sortie de parking souterrain me faucha, et réactiva ma mémoire en flots de photographies ternes. Des policiers cachés derrière des voitures, armes aux poings. Un individu mis à terre. Une ambulance. Tours avait défrayé la chronique en 2001 lorsqu’un homme pris de folie était sortie de chez lui avec une carabine pour tirer sur les passants du centre ville. Le forcené tua ce jour là quatre personnes, et en blessa sept autres. Acculé par les forces de l’ordre il s’était alors retranché sous le béton sur lequel je marchais. Les lumières prirent alors une couleur froide, éclaboussant le sol d’un éclat cadavérique. Tout sembla flotter pendant quelques éternelles secondes. J’étais comme pris dans les phares d’un passé funeste. Heureusement, l’image imposante et ultra-moderne du Palais des Congrés me ramena dans le présent pour me changer les idées. Cette construction avait une sorte de toit prolongé au dessus du vide, donnant l’impression que l’édifice avait une casquette. Une architecture à la limite de l’absurde. Le sentiment de me balader entre des tombes s’effaça complètement quand je m’engouffrais dans la rue Bernard Palissy longeant le bâtiment à visière.
J’évoluais dans une cité endormie. Enfin, c’est ce que m’inspira cette allée déserte dont les réverbères réchauffait l’atmosphère de leurs reflets agrumes. Je m’arrêtais devant une boulangerie dont le rideau peinait à cacher l’intérieur. L’employé y débarrassait les vitrines de ses meringues aux tailles de pastèques et autres éclairs au chocolat dont le poids devait avoisiner les quatre-cent grammes. Je frôlais le diabète rien qu’en observant ce spectacle sucré qui me rappela que je n’avais rien mangé depuis ma petite pause de quatre heure. La faim se fit aussitôt sentir. Plus loin, une personne fumait devant un café au doux nom de « L’Instant… » qui semblait fermé, mais avait des airs de cocon charmant. Rien ne semblait ouvert après 20h dans cette ville. En arrivant au bout de la rue, j’aperçus derrière les courts bâtiments l’immense silhouette de la Cathédrale Saint Gatien. La Dame aux dentelles gothiques semblait prise dans l’ambre, et gardait une aura de mystère. L’hôtel n’était plus très loin. Je repris la marche d’un pas assuré, passa devant la place François Sicard, tourna à gauche pour me retrouver dans la rue de la Scellerie. Il y avait un peu plus de vie ici, mais Tours était loin de l’image de ville étudiante que sa réputation laissait entendre. Je passais au milieu d’un groupe de dix personnes, hommes et femmes, qui se rendaient dans un restaurant aux couleurs de carnaval. Sûrement un dîner d’entreprise. Ils allaient à coup sûr boire plus que de raison et agir comme une entité unicellulaire au sortir d’une lobotomie. Pour ma part, ma dernière gueule de bois datait de mes années à l’université, et je n’enviais absolument pas cet attroupement bruyant. J’étais un renard solitaire, toisant le groupe avec un succulent mépris. Virage à droite sur la rue du Cygne, direction l’hôtel.
Le hall avait beaucoup de charme, et l’écrin vert bouteille des murs était l’assurance d’un service sophistiqué, en adéquation avec un homme de valeurs tel que moi. La tête de la réceptionniste, une jeune femme brune d’environ vingt-cinq ans, dépassait à peine du comptoir. L’employée ne m’entendit pas arriver, trop absorbée par le rangement de papiers administratifs. Quand je fus à un pas d’elle, la réceptionniste quitta ses documents des yeux puis se leva, avec un grand sourire.
« Bonsoir monsieur, bienvenue à l’hôtel du Cygne ! Dit-elle avec entrain.
– Bonsoir mademoiselle. J’avais lu sur votre site internet que l’hôtel était chaleureux, et vous n’avez pas menti. Je m’y sens déjà chez moi.
– Merci monsieur. Sachez que vous n’êtes pas le premier à nous faire cette délicate réflexion, répondit la réceptionniste avec un langage qui faisait honneur au passé lettré de la ville. Avez-vous réservé?
– Non absolument pas, je n’avais pas prévu de dormir à Tours cette nuit, mais le destin en a décidé autrement. J’espère qu’il vous reste des chambres de disponibles…
– Tout à fait. Une chambre simple…
– Double ! Rectifiais-je. Je préfère une chambre double. L’étroitesse des chambres simples me fait tourner comme un lion en cage et je dors mal ensuite. De plus le matin j’aime faire quelques étirements et j’ai besoin de place. Serait-il possible d’avoir une chambre qui donne sur la Cathédrale?
– J’ai bien peur que ça ne soit pas possible pour ce soir monsieur…
– Et bien tant pis, j’irai la voir de mes propres yeux, une petite balade nocturne me fera le plus grand bien, répondis-je.
– Je vais avoir besoin de votre nom.
– Burke, Richard Burke. Voyez-vous, j’appartiens à une vieille famille aristocratique irlandaise, qui a fui le pays durant la Grande Famine pour venir s’installer en France et…
– Voici votre clef monsieur Burke. Chambre 36. Si vous avez besoin de quoique ce soit, vous avez un numéro ici pour appeler le service de chambre, malheureusement la réception ferme à 21h, dit la réceptionniste avec un grand sourire, indiquant une horloge qui affichait 21h10. »
Son service était peut-être terminé, mais mon histoire, elle, ne l’était pas. Le langage recherché de cette jeune femme était un avantage, certes, mais ça ne faisait pas tout. Enfin, il faut bien que jeunesse se fasse. Je pris la clef et monta les escaliers en colimaçon. L’accueil laissait peut-être à désirer mais l’hôtel restait un véritable havre de paix. Les teintes de bois gris des marches, les moulures vertes, tout était apaisant. La chambre 36 donnait sur la cour intérieure. Elle était aussi élégante que le reste, décoré avec des cadres, des gravures rappelant Gustave Doré, une salle de bain spacieuse avec une douche à l’italienne. Le lit était d’une taille démesurée. J’avais initialement prévu de passer la nuit à Rennes pour être sur place pour mon rendez-vous de demain. Dans ma sacoche, il y avait donc une brosse à dent, des sous-vêtements ainsi qu’une chemise soigneusement pliée. J’installais mes effets personnels dans les endroits prévu pour cela, en tentant vainement de m’approprier l’endroit, ne serait-ce que pour une nuit. Tout ceci relança ma faim, et une irrépressible envie de fumer. Il était 21h15, ma prise de nicotine pouvait attendre. Il me fallait d’abord trouver un restaurant. En sortant de l’hôtel, je pris la rue Colbert, assez animée. Internet y indiquait une enseigne réputée, qui avait tout l’air d’être gastronomique. Par chance, Le Turon acceptait encore des clients à cette heure tardive. J’eus l’occasion de goûter un merveilleux sandre en écailles de pomme de terre, embeurré de poireaux au porc ibérique et sauce dugléré. Un véritable opéra gustatif, qui me surprit jusqu’au dernier acte. Je pris un café, puis sortit à 22h dans l’air frais du soir, pour ensuite me diriger vers la Cathédrale. Un léger vent s’était levé. Devant la monumentale construction, il y avait une petite place où il était possible de s’asseoir sur un banc pour admirer le spectacle. Un endroit calme, parfait pour fumer la pipe.
Le bois froid me rappela le siège de la gare, mais l’endroit n’avait rien d’horrible, bien au contraire. Devant moi se tenait, droite et majestueuse, la Cathédrale Saint-Gatien. Si je ne connaissais pas vraiment la ville, j’avais cherché des photos de ce monument incroyable après en avoir eu connaissance dans la nouvelle de Balzac, le Curé de Tours. J’allumais ma pipe sous la bénédiction de l’édifice, et mon tabac pris la teinte rougeoyante de ses éclairages. J’observais avec attention les trois portails de la façade, ses ornements foisonnants de détails, l’immense rosace au dessus. Le gothique n’était pas mon type d’architecture préféré, mais ce travail de la pierre habillait la Cathédrale de broderies inspirées. Qu’il était agréable d’être ici. Une foule de questions m’envahit. Qui l’avait fait construire? En quelle année? Quand fût-elle achevée? Je n’avais aucune envie de revenir à la modernité en sortant mon téléphone, aussi ai-je continué mon inspection. J’étais dans une zone grise, hors du temps. Derrière les volutes de fumée de ma pipe, je jouais au jeu des sept différences entre les deux clochers. Ils semblaient identiques, à première vue du moins. Mais les ouvertures au milieu étaient différentes, à gauche, des fenêtres plus larges et plus courtes que celles de droite, fines et hautes. Juste en dessous, il y avait de chaque côté deux petites percées à un endroit lisse de la façade, sans ornements. A droite, la paréidolie, ce phénomène optique qui dessine par exemple des formes familières dans les nuages, me donna l’impression de voir un visage dont les petites fenêtres étaient les yeux, très rondes, comme un hibou. L’illusion était accentuée par les arches en forme de sourcils étonnés. De l’autre côté, les arcades créaient un regard plus ambiguë, à cause des deux fenêtres noires rectangulaires, comme tracées au marqueur géant sur le mur. Puis une idée saugrenue se fraya un chemin en moi. En inspectant minutieusement les sculptures de l’édifice, j’avais l’impression de décoder un message hermétique qui m’était interdit. Les vapeurs de nicotine nimbèrent la Cathédrale d’une brume énigmatique et occulte. Le vent se tut. L’atmosphère changea, comme si la ville retenait son souffle. Dans le silence de la nuit, je crus entendre des ricanements lointains. Les deux visages du monument semblaient alors me regarder de haut, et rire de ma personne, leurs orbites noires braquées sur moi. Ma tête commença à tourner. Je pris une dernière bouffée de tabac, me leva et tituba un peu. Il fallait que je quitte le champ de vision de ces deux paires d’yeux. Mes pas m’emmenèrent derrière le bâtiment. Les vieux pavés luisant dans l’air nocturne reflétait le vert des lampadaires. Une couleur inhabituelle qui devint vite inquiétante quand je crus voir une silhouette sombre se cacher derrière un porche. Mon sang ne fit qu’un tour. Il fallait que je retourne Rue Colbert, là où il y avait de la vie, là où il y avait des âmes humaines.
Il s’y trouvait aussi de la lumière en abondance. Pas de recoins obscurs. Seulement des gens allant et venant entre les bars. Je reconnaissais la ville dont on m’avait vanté la vie nocturne. A ma montre il était 22h20. J’avais encore un peu de temps devant moi pour visiter le vieux Tours avant de retourner me coucher. J’ai remonté la rue Colbert, en passant devant le Turon où les clients moins rapide que moi finissaient leurs mets délicieux. J’ai ensuite dépassé la Place Foire le Roi, où des jeunes gens buvaient tranquillement une bière à la terrasse du bar faisant l’angle, The Pale. En continuant, j’ai observé un petit renfoncement sur la droite. Intrigué, je me suis avancé et j’ai vu que c’était une sorte de ruelle dont une partie était couverte. L’obscurité qui en émanait était si dense qu’elle semblait solide, vivante. Un écriteau indiquait « Passage du Coeur Navré ». « Plutôt accueillant n’est-ce pas? » dit une voix qui me fit sursauter. Dissimulant mon effroi, j’affichais avec difficulté un sourire sur mon visage. L’homme qui venait de parler s’était approché sans que je l’entende, mesurant pourtant presque deux mètres. Sa voix était d’une neutralité tout à fait surprenante. Il portait une petite moustache, une veste en cuir d’aviateur, un pull en laine gris sur lequel était noué un foulard en soie blanc. Une dégaine tout à fait désuète pour quelqu’un d’à peine plus vieux que moi. Il me fixait sans cligner des yeux, le visage aussi neutre que sa voix. J’ai dit bonsoir à ce personnage tout à fait désarmant, que je devais regarder en levant la tête, puis il reposa sa question sur un ton qui n’était ni chaleureux, ni hostile.
« – Plutôt accueillant n’est-ce pas?
– Effrayant vous voulez dire, répondis-je avec le même sourire forcé, sur mes gardes.
– Vous savez d’où vient ce nom? Coeur navré?
– Absolument pas, je ne suis pas d’ici.
– C’était le passage qu’empruntait les condamnés à mort pour aller à l’échafaud, déclara-t-il.
– Oh…
– Vous pensez que leur coeur était navré par la culpabilité de leurs actes ou par le fait qu’ils allaient bientôt mourir?
– Probablement les deux… J’imagine…
– Auraient-ils eu le coeur navré par la culpabilité si ils ne s’étaient pas fait prendre?
– Je ne saurais vous dire monsieur… je ne… bredouillais-je.
– Et bien… je passerai donc une nouvelle nuit sans dormir dans ce cas. Bonsoir. »
Et sans attendre une réponse de ma part, il s’engouffra dans le passage obscur en courbant son long corps et y disparut. J’entendis ses pas s’éloigner, résonner dans le corridor puis le silence.
Que venait-il de se passer?
J’avais besoin d’un remontant, et surtout de m’éloigner d’ici. J’ai donc continué tout droit, vers le croisement avec la rue Nationale qui coupe Tours en deux sur un axe Nord/Sud. Au passage d’un tram, mon regard fut attiré par un slogan énigmatique écrit en néons verts au dessus d’un bâtiment. « Listen to your eyes ». Le marketing n’en était pas à son premier message faussement cryptique, mais après ma mésaventure de tout à l’heure, j’eus l’impression qu’il m’était directement destiné. J’étais maintenant dans la rue du Commerce, prolongement de la rue Colbert. Je m’enfonçais dans l’ouest du vieux Tours, le quartier des bars et de la fameuse place Plumereau. C’était le coeur de la vie nocturne de la ville. L’air s’était un peu rafraichit mais les terrasses, balayées par de soudaines rafales de vent, étaient pleines. Je fis un tour de la charmante place entourées par des maisons à colombages. A l’angle de la rue de la Monnaie et de la rue du Change se trouvait une grande demeure qui tranchait avec le reste des bâtisses. Ses tuiles noires donnaient l’impression qu’elle avait été taillée dans le charbon. Son toit se perdait dans la nuit. Au rez-de-chaussée, de grands volets de bois vernis scellaient la devanture d’une échoppe fermée l’hiver. Le « Tutti Gusti » vendait des glaces uniquement l’été. Trois poutres verticales encadraient la boutique. Elles étaient décorées d’ornements et de statues en bois noir qui devaient dater de la construction du bâtiment. Je m’approchais pour examiner la scène ainsi représentée. On y voyait une femme dont le drapé de la robe était admirablement bien retranscris, suivi par un homme barbu. Le temps avait effacé les visages. Impossible de déceler une quelconque émotion. Le couple marchait sur trois personnages allongés, les bras vers le ciel, comme pour fuir. Une fente irrégulière dans le bois servait de bouche à l’un deux, comme un rictus de douleur. Par un réflexe étrange, je passais mon doigt sur la cicatrice. Il en sortit une nuée d’une vingtaine de minuscules araignées hideuses. Une rafale de vent s’abattit alors sur la place, dans un fracas grave, sonore. Comme si le ciel lui même avait éclaté. Pourtant sur la place, les gens allaient et venaient normalement. Malgré l’agitation festive qui régnait ici, j’avais la sensation d’être constamment épié, comme si quelqu’un regardait sans arrêt par dessus mon épaule pour vérifier si mes mains étaient bien moites. J’avais l’impression que, grâce au vent, les visages de la Cathédrale avaient alerté les autres édifices de mon passage, que les bâtisses se donnaient des coups de coude pour indiquer ma présence. L’endroit devenait trop étroit pour moi, j’avais besoin d’air. J’ai pris la rue du Change pour tourner à droite sur la rue de Châteauneuf. L’envie d’un remontant se fit pressante, mon pas aussi. Je suis rentré dans un bar appelé « Le Strapontin ». Le rouge vif des murs n’était pas aussi désagréable que ce que j’aurais pu imaginer. C’était d’ailleurs un lieu plutôt convivial. Je m’assis à une table et on m’apporta tout de suite la carte.
Le choix en bière était large mais je n’avais pas envie de houblon. Il me fallait quelque chose de plus fort. A chaque humeur son alcool. J’avais besoin de chasser mes pensées troubles dans les vapeurs d’éthanol. Un bourbon old fashioned serait parfait pour cela. Le serveur s’approcha avec un grand sourire, il portait un costume bleu, inhabituel pour un barman. Il prit ma commande en finissant toutes ses phrases par « monsieur ». L’ambiance était jazzy, la musique, pas trop forte, avec assez d’espace pour rendre les conversations des autres tables inaudibles. Seul à ma table, j’avais vu sur la rue dehors. Elle était assez animée et le bar en face avait l’air plein à craquer à en juger par la buée sur les vitres. Je préférais tout de même l’atmosphère sophistiquée du « Strapontin ». Je remarquais qu’une femme me jetait des petits regards. Je lui souris et lui fis signe de trinquer de loin avec le bourbon qu’on venait de m’apporter. J’avais vraiment besoin d’une première gorgée, si séduction il y avait, cela attendrait au moins la quatrième. Le liquide coula dans ma gorge en laissant l’empreinte typique du « Jim Beam ». Pas mon bourbon préféré. 23 h à ma montre, il était trop tard pour changer de bar. Tant pis, ce cocktail ferait l’affaire. Résigné, je m’enfonçais dans la banquette, m’efforçant de passer un bon moment. J’entendis des talons claquer en ma direction, puis s’arrêter tout près de moi.
« Ca vous dérange si je pose mon manteau sur le siège en face de vous? Demanda la femme de tout à l’heure. Je suis assise au comptoir et je ne sais pas où le mettre sans qu’il traîne par terre.
– Non, non allez-y, répondis-je avec l’entrain d’un réveil difficile. »
Elle déposa son caban bleu marine puis resta debout, les mains dans le dos, hésitante.
« – Vous n’allez pas m’inviter à m’asseoir?
– Si excusez-moi, où sont mes manières? Bien sûr asseyez-vous, déclarais-je en bredouillant.
– Merci, dit-elle avec un sourire ravissant.
Ma nouvelle amie et moi devions avoir le même âge, la quarantaine passée. Elle avait des cheveux blonds vénitiens, un chignon bas et deux mèches encadraient son visage. Son regard, d’un bleu pénétrant, sans artifice. La position de ses coudes sur la table laissait transparaitre une certaine éducation. Ses vêtements n’étaient pas en reste, son chemisier col claudine montrait une indiscutable coquetterie. Elle me tendit la main:
« Rebecca, enchantée.
– Richard, enchanté également. Que faites vous seule dans ce bar ce soir Rebecca? Demandais-je d’un air amusé.
– Et bien, je viens d’emménager à Tours et je ne connais pas grand monde. J’essaie de rencontrer de nouvelles personnes. Mais on peut peut-être se tutoyer non?
– Ca me va.
– Tu as toujours vécu à Tours, Richard? Demanda-t-elle, sincèrement intéressée.
– Malheureusement je ne suis pas d’ici. J’ai raté le dernier train de la soirée et je suis obligé de passer la nuit à Tours…
– C’est bien ma veine, le seul homme que je rencontre avec un peu de classe est amené à repartir, s’amusa-t-elle. »
Nous avons trinqué à l’errance, puis nous nous sommes dévoilé, petit à petit, avec pudeur. Je passais un agréable moment et au nombre de fois que Rebecca remis sa mèche derrière son oreille, j’eus la nette impression qu’elle aussi. Son regard était réellement troublant, je me réprimais pour ne pas la dévorer des yeux. Par deux fois, je sentis son pied frôler ma jambe. Une séduction hésitante, qui prend son temps. Comme un jeu. Puis elle prit ma main, en feignant d’en lire les lignes, dépeignant un futur agréable. Le contact de ses doigts sur ma paume était tout à fait exquis. Puis son ton changea, devint plus intense. Tout en fixant ma main, elle commença à parler d’un temps reculé, bien avant ma naissance. D’un âge où, selon elle, je n’étais qu’une âme vagabonde qui passait du temps avec les anges, observant la Terre depuis un royaume immatériel. Elle m’expliqua le fonctionnement de ce royaume dans une prose lancinante. Rebecca semblait sérieuse. Tout ceci relevait d’un érotisme étrange qui m’excitait beaucoup. Ma main toujours dans la sienne, elle la guida jusqu’à son visage pour que je puisse le caresser. Elle avait la peau douce. Ma nouvelle amie m’invita, avec un regard délicieusement provocateur, à finir la soirée chez elle. Je répondis par l’affirmative mais j’avais terriblement besoin de passer par les toilettes avant. Je m’y frayais un chemin en slalomant entre les clients. En me lavant les mains juste après, je me pris à me sourire à moi-même dans la glace, avec satisfaction. La soirée n’était pas totalement perdue.
En sortant des toilettes, je trouvais le bar vide. Plus un chat. Figé, je pris un temps pour évaluer la situation. Un des barman était en train de nettoyer les tables, un autre de ranger les verres. Où était donc passé tout le monde? La personne derrière le comptoir me dit alors que c’était l’heure de la fermeture. Il était encore tôt et ça n’expliquait pas pourquoi le lieu s’était vidé d’un seul coup. « Ici les bars ferment à 2h monsieur » me répondit-il. J’ai regardé ma montre, il était 2h passée. J’étais persuadé qu’en quittant Rebecca, j’avais vu que l’horloge affichait minuit. Non, je n’avais pas pu rester deux heures aux toilettes sans m’en apercevoir. C’était tout bonnement impossible. J’essayais d’expliquer ça au serveur en habit bleu, mais il ne voulut rien comprendre, et me poussa gentiment dehors. J’essayais de reprendre calmement mes esprits. Et Rebecca, où pouvait-elle bien être? Je ne connaissais même pas son adresse. Je me retrouvais seul sur le trottoir, hébété.
J’avais besoin de fumer. J’ai sortie ma pipe, en déambulant dans la rues désertes. Mes pas résonnaient comme dans la nef d’une cathédrale. Cette pensée me fit quelque peu frissonner. Pour rentrer à l’hôtel, je devais rejoindre la rue des Halles. Mon téléphone indiquait qu’il suffisait de continuer tout droit à partir de là. J’ai donc remonté la Rue de Châteauneuf, en passant au pied de la Tour Charlemagne. Une bourrasque m’obligea à fermer mon manteau et remonter mon col. Toujours ce satané vent… Soudain, venant d’un peu plus loin devant moi, j’entendis une sorte de clameur. Un groupe d’une vingtaine de personnes arpentait bruyamment la rue des Halles et tourna dans la rue Descartes, qui longe la Basilique Saint-Martin de Tours. C’était peut-être des clients qui étaient au « Strapontin ». En me hâtant, j’ai rejoint le groupe et je me suis vite rendu compte à leur allure, que la plupart étaient SDF. En voyant ça, j’eus l’envie de faire demi tour, mais un des homme se retourna et me prit par l’épaule en chantant joyeusement. Je ne savais pas quoi faire et je me suis laissé guider par leur liesse. C’était inattendu mais au point où j’en étais, un peu de joie ne pouvait pas me faire de mal. Devant le Collège Saint Martin, le groupe s’était rassemblé en demi cercle et semblait regarder avec ferveur quelque chose au sol, contre le mur. J’avais du mal à discerner ce qui se tramait. La foule poussait des cris d’encouragements, et je ne voyais toujours rien. En jouant des coudes, j’ai réussi à arriver au premier rang de ce qui semblait être un combat d’animaux. La curiosité me poussa à examiner en détail les combattants. Ca dépassait l’entendement. Au sol, et poussant des petits cris stridents, il y avait deux scolopendres translucides, chacun gros comme un avant bras. La lumière traversait leur corps et laissait apparaître leurs systèmes nerveux. Ils se menaçaient en frappant leurs nombreuses pattes poilues sur le sol, et en faisant vibrer leurs corps immondes. Près de leurs ignobles grosses têtes, il y avait une paire de pinces asymétrique, l’une plus grosse que l’autre. Ces créatures de cauchemars se tournaient autour pendant que les SDF criaient toujours de plus en plus fort. Ma tête commença à tourner. Puis dans un gargouillis effroyable, l’énorme insecte de gauche sauta sur celui de droite, et le perça en plusieurs endroits avec sa grosse pince. Un liquide gicla des plaies et éclaboussa le mur de l’arène, faisant monter une odeur répugnante. Le groupe hurla à faire vibrer le sol et se rua sur la créature encore vivante. Je m’échappais de cette foule devenue folle en plongeant en arrière, et avant de partir je jetais un dernier coup d’oeil à la scène. Les hommes se battaient pour récupérer le scolopendre. Celui qui s’en empara le premier était l’homme qui m’avait amené ici. Il se releva et se mit debout sur un banc. Le SDF tenait à bout de bras la créature dont les pattes abominables battaient l’air en poussant des cris de plus en plus aigus dans des borborygmes qui me donnèrent la chaire de poule. Soudain, il éclata la tête du monstre en la frappant plusieurs fois contre le banc. Puis, dans l’éclat livide de cette ruelle le silence tomba. L’homme porta la créature en charpie jusqu’à sa bouche, et la dévora avec acharnement, du liquide jaune coulait de son menton. Le silence se changea petit à petit en chant venant de la petite foule regroupée devant le banc. La chorale tenait une unique note grave, qui montait en intensité. Le SDF en hauteur mis ses mains au dessus du petit groupe devant lui, comme pour l’adouber, puis les retourna et les observa. Un scintillement commença à illuminer ses paumes, inonda ses doigts d’une lueur d’ambre et se propagea jusqu’à son coude. Sous la peau étaient visible les os, les veines et les cartilages. Le spectacle immonde qui suivit me donna la nausée d’une acidité rare. La bile sortit dans un hoquet que mes doigts en forme de digue n’arrivèrent pas à arrêter. Je pris mes jambes à mon cou, sans demander mon reste, laissant derrière moi le chant de la foule qui montait dans une mélopée grave, vibrante d’une extraordinaire abjection.
Ce soir-là, je finis la nuit dans un club de la ville. J’avais pris soin d’essuyer le vomi de mes mains pour ne pas me faire refouler par les videurs. Il me fallait de la musique, forte, très forte, pour me tenir éveillé. Le risque de m’endormir et de rater mon train demain matin était trop grand pour que je rentre attendre à l’hôtel. J’ai commandé plusieurs verres de vodka au bar du club, dansé sous les hauts parleurs jusqu’à en perdre de l’audition. J’aurais descendu la bouteille au goulot si le barman me l’avait pas arraché des mains. Je voulais oublier ce que j’avais vu. Cette ville, il s’y passe des choses que personne ne devrait voir, vous entendez? Les pierres, elle sont vivantes. Elles s’effritent ! Et ce vent, ce vent ! Il transporte les miettes et on respire leurs miasmes, comme des champigons ou comme des plantes qui nous pollinisent de l’intérieur. Et sous les pavés, il y a un truc c’est sûr. Une énergie maléfique, mal et fic, MA L’EST FIQUE. Vous ne me croyez pas? Alors vous m’expliquerez dans quelle autre ville on croise des octogénaires baiser en gueulant dans les escaliers d’une boîte de nuit. Ou pourquoi, quand je suis sortie à 5h, j’ai croisé une chèvre tenue par un homme qui bêlait. Qui promenait qui? Puis j’ai foncé à l’hôtel. J’ai récupéré mes affaires, et me suis précipité à la gare, en m’aspergeant de parfum sur le chemin. Ca cachait à peine l’odeur de vomi. Je ne voulais pas passer une minute de plus dans cette ville maudite. Quand le train a démarré, j’étais soulagé. Pour un temps seulement. Car quand j’ai fermé les yeux, l’image de cette scène m’est revenu avec la puissance d’un crash d’avion. Cet homme aux bras brillant, comme un saint de Satan.